Selection de textes

Sommaire:

7 – LE CONCEPT PSYCHANALYTIQUE DE STRUCTURE
6 – POURQUOI LE DSM ?
5 – LACAN et CLERAMBAULT. Raison d’un détour
4 – Les Fondements éthiques du freudisme : les Etudes sur l’Hystérie
3 – Constitution du concept freudien de psychose
2 – La construction de la Métapsychologie freudienne
1- Les grandes étapes de la Psychiatrie clinique


7 – LE CONCEPT PSYCHANALYTIQUE DE STRUCTURE

ALTERNATIVE A L’ORGANICISME

Thèse[1] : le concept de structure représente la réponse de la psychanalyse aux questions posées par la psychopathologie, et à ce titre, l’alternative à l’actuel retour en force de l’organicisme. Argumenter cette proposition, qui suppose naturellement certaines conditions de formulation,  nécessite de suivre dans ses trois grandes étapes la constitution du concept de structure.

Mais tout d’abord quelques remarques sur l’économie de la production conceptuelle : les vrais concepts, ceux dont la pertinence illumine un champ, sont rares ; les plus grands esprits en produisent peu d’originaux, les reprenant ou les empruntant le plus souvent à des champs voisins pour les inscrire dans un système original et en reformuler l’acception. A partir de là, le concept parcoure un cycle : forgé pour un enjeu précis, il révèle sa capacité extensive et prédictive, son aptitude à couvrir un champ bien plus large que celui qui lui était dévolu initialement. Puis il atteint sa limite et commence à devenir un obstacle – obstacle épistémologique suivant la formulation bachelardienne – à freiner et handicaper la réflexion, jusqu’à la mutation suivante. Les concepts représentent les précieux instruments de la pensée dans son exploration du réel, les outils indispensables pour ordonner et donner sens à un champ phénoménologique dont ils organisent, puis affinent et étendent l’appréhension. Mais le fétichisme dans le champ théorique relève sans conteste d’une posture de pouvoir ou de la dynamique du transfert – les deux faces de la même pièce assurément.

1°) Première étape : la clinique psychiatrique : Fondée par Pinel à l’orée du 19ème siècle, la clinique psychiatrique[2] connait une première phase que l’on peut définir comme syndromique : l’aliénation mentale se trouve conçue comme un genre unitaire dont les espèces sont définies en fonction du trait le plus saillant du tableau clinique. Ainsi une analyse qui se fait progressivement plus fine délimite au fil de la première moitié du siècle les grands syndromes psychiatriques : états d’excitation (manie), états de dépression (mélancolie), états délirants (monomanie), états stuporeux (stupidité), états d’incohérence (démence), actes impulsifs (folie ou monomanie instinctive).

A la charnière du milieu du siècle, une nouvelle approche va venir bouleverser l’appréhension du champ psychiatrique et promouvoir la constitution d’une nouvelle clinique. Elle s’étaye sur deux mutations doctrinales majeures ; la première est formulée par Griesinger dans son grand Traité de 1845 sous la forme d’un postulat qui représente un alignement complet de la psychiatrie sur le modèle médical : « les maladies mentales sont une affection du cerveau » – les conceptions de la première clinique privilégiaient les causes morales, inscrivant la Folie dans une dynamique passionnelle et les conséquences d’un dérèglement des mœurs. La seconde mutation découle de la découverte un peu antécédente de la paralysie générale par Bayle ; un nouveau modèle clinique en découle dont Falret va faire la théorie : la recherche clinique devra décrire des maladies mentales distinctes déroulant une séquence de tableaux cliniques soigneusement différenciés sur la base d’une étiopathogénie spécifique. En un peu plus d’un demi-siècle, l’ »âge d’or de la psychiatrie clinique », une cohorte de chercheurs enthousiastes et quelques hommes d’exception vont ainsi parvenir à définir la totalité des entités cliniques essentielles que nous manions encore journellement.

La clinique psychiatrique manie alors deux modèles conceptuels fondamentaux qui structurent l’appréhension psychopathologique et le classement des entités qu’elle décrit : celui d’une pathologie exogène, de type lésionnelle ou toxique, qui interrompt et dévie le fonctionnement mental antécédent ; celui d’une causalité endogène, constitutionnelle, où les épisodes de trouble mental s’enracinent dans les particularités psychologiques d’une personnalité pathologique, apte à délirer devant des circonstances vitales perturbatrices. Jaspers opposera ainsi les processus d’une part, les développement et réaction d’autre part, mais sous des formulations diverses, cette opposition  organise la réflexion de tous les cliniciens de cette époque. Au terme de la période, une analyse clinique qui va sans cesse s’affinant jouera du panachage de ces mécanismes : c’est le « diagnostic stratifié » de Kretschmer où il s’agit de faire la part, dans l’édifice feuilletée d’une psychose, du trouble générateur (Minkowski) et de la réaction de la personnalité avec ses particularités constitutionnels propres – cf. l’analyse par un de Clérambault de la psychose hallucinatoire chronique, entre l’automatisme mental basal, l’appoint d’une personnalité paranoïaque ou imaginative, voire d’un mécanisme passionnel surajouté, ou la conception kretshmerienne de la personnalité schizoïde prédisposition au processus schizophrénique. Au terme de l’analyse clinique en tous cas, le dégagement du trouble générateur fondamental, butée de l’incompréhensible, ne peut renvoyer qu’à la perturbation cérébrale sous-jacente, processuelle, constitutionnelle ou mixte.

Le programme fondateur de la clinique classique était d’une majestueuse ambition : comme l’énonçait Kahlbaum, l’un de ses pères fondateurs, il ne visait rien moins qu’un diagnostic permettant « de reconstruire le cours antérieur de la maladie jusqu’à l’état présent du patient [et] plus encore […] de prédire le développement à venir non seulement globalement […] mais aussi dans les détails des diverses phases du tableau symptomatique » [1]. La fin de la période en tous cas débouche sur le constat d’échec que va prononcer Jaspers : la recherche « n’a permis de former aucune unité morbide réelle » ; « c’est le concept d’une tâche dont le but est impossible à atteindre parce qu’il est situé à l’infini » [2]. Dans le même fil, Bleuler finira par affirmer : « nous avons affaire à des combinaisons. Excepté dans quelques cas extrêmes, nous n’avons pas à nous poser la question : est-ce une maniaco-dépressive ou une schizophrénie ? Mais : jusqu’à quel point maniaco-dépressive et jusqu’à quel point schizophrénie ? »[3] [3].

Impossible donc, devant l’instabilité et la mixité des tableaux cliniques, de définir de véritables maladies mentales comme l’ambitionnait le programme fondateur, qui ne trouve finalement pas validation dans les résultats d’une recherche empirique parvenue à l’apogée et au terme d’un très riche parcours. C’est ici qu’il faut revenir au postulat fondamental : pourquoi donc les maladies mentales doivent-elles nécessairement être des affections du cerveau, pourquoi ne pourraient-elles représenter des affections du mental, comme va le proposer Freud ? Ou si l’on préfère, pourquoi les  perturbations psychologiques dites fonctionnelles (du soft) ne sauraient provenir que d’un disfonctionnement de la base organique sous-jacente – du hard pour continuer à filer la métaphore informatique ? C’est là, et devant le retour insistant de l’organicisme un siècle après un échec aussi manifeste (qui enclenche d’ailleurs le déclin vertigineux de la clinique psychiatrique jusques et y compris son involution DSM récente[4]), qu’il faut mesurer la cohérence et la puissance d’inertie de ce qu’on appelle une culture – ou plutôt en l’occurrence une civilisation. Car l’organicisme en psychiatrie renvoie comme à son envers à l’idéologème central de la modernité, celui de la liberté. Liberté de l’esprit humain avant tout, qui anime la Renaissance, l’humanisme, la Réforme, la science et la philosophie des modernes : lorsque Descartes se retire dans son poêle, il se libère par l’ascèse du doute de toutes les idées reçues, des dépôts de la tradition et de l’opinion, dont il sent son esprit encombré ; il ne s’autorisera que de lui-même, de son jugement, de l’évidence de la vérité, pour recevoir ou rejeter  les idées qui se présentent à lui – comme l’électeur dans son isoloir ou le juré en son âme et conscience, car de la philosophie où elle nait, la liberté s’étend vite au politique, au juridique ou au fondement même de nos sociétés modernes (« Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit »  proclame la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en son article premier). Le sujet de la modernité – « sujet de la science » dit Lacan – se veut libre et autonome, atome d’individualité que le contrat social unit à ses pairs dans la société des Egaux sur la base de règles claires et communément acceptées. Or comme l’énonce Henri Ey lors du célèbre Colloque de Bonneval, « les maladies mentales sont des insultes et des entraves à la liberté, elles ne sont pas causées par l’activité libre » (de l’esprit) ; « si un acte, une idée, une croyance […] sont anormaux c’est justement parce qu’ils ne sont plus l’effet du libre jeu de l’activité psychique, c’est qu’ils sont la conséquence des altérations que son substratum organique inflige à la pensée » [5] – c’est moi qui souligne.

La doctrine de l’autonomie du sujet patronne du même pas la constitution au fil du 19ème siècle d’une psychologie comme investigation d’ambition scientifique du fonctionnement de l’esprit. Elle se règle avant tout sur l’axiome que le sensualisme emprunte à Aristote : nihil est in intellectu quod non prior fuerit in sensu, rien dans l’esprit qui ne provienne de la perception sensorielle, de l’expérience individuelle. La psychologie de l’autonomie est ainsi individualiste, cognitive et rationaliste par constitution, avant sa biologisation au fil du siècle[5]. La psychopathologie qui s’étaye sur son développement ne peut concevoir l’hétéronomie du symptôme autrement que comme l’ingérence d’un réel extérieur à l’essence même de l’esprit comme elle le conçoit : le réel de la matière, du corps – du cerveau. Intrusion, désorganisation, prédisposition tentent alors de cerner la voie par laquelle la perturbation cérébrale affecte l’esprit et entrave sa rationalité, sa principielle liberté par l’entremise d’une emprise organo-psychique, d’une subduction mentale morbide, pour reprendre les formules célèbres de grands maîtres de la Clinique.

2°/ Deuxième étape : la clinique freudienne : La clinique psychiatrique nous lègue donc une analyse exhaustive du champ psychopathologique, mais sans clé de compréhension ni modèle d’organisation pertinents. C’est là qu’intervient la percée freudienne. Freud ne vient pas de la psychiatrie mais de la neurologie, alors en cours de constitution autour de Charcot comme discipline scientifique. L’étape-clé de ce procès consiste en l’éviction de l’hystérie qui, par le biais de la métaphore « nerveuse », parasitait et brouillait toute organisation normative du champ de la clinique neurologique. Charcot venait justement de consacrer la dernière partie de sa prestigieuse carrière à un examen serré de la clinique de l’hystérie avec l’ambition de la constituer en véritable maladie neurologique, dans une systématisation aussi fouillée que caricaturale de sa symptomatologie. Jusqu’à ce que l’affinement de la sémiologie neurologique et la rencontre de l’hypnose – que Charcot annexe aussitôt à l’hystérie sur la base de l’identité manifeste de ses symptômes artificiellement induits  avec ceux de l’hystérie – démontrent l’évidence : les symptômes pseudo-neurologiques de l’hystérie (paralysies, contractures, anesthésies, hyperesthésies, troubles sensoriels) ne correspondent en rien à la systématisation fonctionnelle du système nerveux, ils ne renvoient qu’à l’idée que le commun s’en fait, à des représentations mentales inconscientes. Et c’est là qu’intervient Freud, avec un premier texte rédigé en 1888, à cheval sur les deux champs (« Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques »).

            Il faut aussitôt souligner que si la symptomatologie physique de l’hystérie apparaît comme la manifestation d’un trouble mental, la situation propre des accidents mentaux de la névrose va s’en trouver fortement décalée. Car l’’hystérie inclut, parmi les diverses formes de crise, des manifestations hallucinatoires, des états seconds et crépusculaires, des délires ecmnésiques, des phénomènes de personnalités alternantes, soit les dites psychoses hystériques. C’est de cette opposition clinique (symptômes névrotiques à expression pseudo-physique / symptômes psychotiques manifestement psychiques) qu’est issu le binôme structural freudien névrose/psychose. Le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis exprime, me semble-t-il une opinion très largement répandue dans les milieux psychanalytiques en considérant que, vers 1895-1900, Freud « trouve dans la culture psychiatrique de langue allemande une distinction bien assurée du point de vue clinique entre psychoses et névroses » [6]. C’est là pourtant une affirmation totalement erronée : les deux termes existent certes depuis déjà longtemps dans le vocabulaire nosologique (plus d’un siècle pour le terme de névrose, un demi-siècle pour celui de psychose), ils sont d’un emploi très courant, mais ne constituent nullement un couple d’opposés, attendu qu’ils ressortissent à deux plans conceptuels différents, en quelque sorte perpendiculaires l’un à l’autre, qui, loin de s’exclure, peuvent au contraire se superposer.

L’opposition conceptuelle névrose-psychose – c’est-à-dire aussi le concept structural de psychose – se trouve donc être une innovation propre de Freud et un concept originaire pour la psychanalyse, puisqu’elle apparait dans son texte fondateur, la « Communication préliminaire » des Etudes sur l’Hystérie. Freud y  formule que les symptômes névrotiques représentent une « infiltration » des processus du moi par les représentations inconscientes pathogènes, quand dans la psychose, elles ont « envahi toute l’existence du sujet » – ce qui témoigne pour le moi du fait « d’être vaincu, de succomber à la psychose »; alors, « il ne s’agit plus que d’un aliéné, comme nous le sommes tous dans nos rêves » [7]. Ainsi la névrose correspond à un demi-succès de la défense, à une domination du moi sur le refoulé, et à la formation de substituts symptomatiques déformés ; la psychose représente  le résultat de l’échec de la défense, de l’invasion et de la subjugation du moi par le processus primaire et les représentations pathogènes inconscientes – ce qui rend compte en particulier de ce que la clinique psychiatrique désigne comme expérience délirante primaire, phénomènes élémentaires, moments féconds. L’entrée dans la psychose symptomatique représente ainsi une rupture fondamentale du fonctionnement subjectif, qui signe aussi une fragilité spécifique de la structure psychique à travers l’échec de son mécanisme organisateur fondamental, le refoulement. A l’opposé du différentialisme structural de son approche des névroses, Freud institue ainsi le processus psychotique comme unitaire : il faut en déduire que sur le plan clinique, le champ psychotique regroupe des formations instables, non pas vraiment des structures mais plutôt une gamme de positions sujettes à évolution et fluctuation, parfois brusques, et qui s’interpénètrent dans la pratique.

L’évolution de la conception freudienne des psychoses s’inscrira ensuite dans la difficile réduction de l’hétérogénéité clinique du champ psychotique à l’unité fondamentale du processus d’effondrement subjectif qui l’engendre. Hétérogénéité que Freud renverra vite au deuxième pôle, narcissique, de la dynamique psychotique – « ces malades aiment leur délire comme ils s’aiment eux-mêmes. Voilà tout le secret » [8]. La clinique freudienne va ainsi se diversifier au fur et à mesure que sont abordées d’autres formes cliniques, jusqu’à l’isolement du mécanisme générateur du détachement de la libido, qui va permettre la mise en évidence d’un spectre allant de la dissociation schizophrénique à la restitution délirante paranoïaque – mais comme Freud le formule à Jung : « le mécanisme ne devient […] explicable qu’au moyen de cette série allant jusqu’à la démence précoce complète [dans laquelle] la libido s’épuise  définitivement en auto-érotisme, la psyché s’appauvrit » [9], c’est-à-dire jusqu’à l’état dissociatif anobjectal qui en illustre le temps premier et essentiel, le retrait de la libido, cause de « l’hébétude affective [sur laquelle] les schizophrénies […] tendent à déboucher » [10]. Le processus régressif peut donc s’arrimer au niveau de l’instance narcissique que Freud décrira un peu plus tard comme moi-plaisir : le palier narcissique apparait là comme une borne où peut se stabiliser la régression psychotique – c’est la fonction de la position paranoïaque.

Freud isolera un peu plus tard un second palier narcissique, celui de la relation duelle à l’objet narcissique (dont le lâchage dans un contexte critique rend compte des états maniacodépressifs) – qui, à la différence de la complétude autarcique du moi-plaisir paranoïaque, se caractérise donc par la prévalence d’une modalité spécifique de relation d’objet, « un choix d’objet […] sur une base narcissique » [11]. Dans la toute dernière phase de son parcours, il fera grand usage du concept de clivage, tant pour caractériser en fin de compte le mécanisme de la perversion comme un aménagement particulier de la problématique psychotique (déni de la réalité de la castration), que pour rendre compte des alternances cliniques des poussées psychotiques et des rémissions (psychose latente où le délire réintègre l’inconscient).  La clinique freudienne a ainsi pu formuler des distinctions structurales qui couvrent progressivement l’essentiel des grandes formes décrites par la clinique psychiatrique, mais sur des bases doctrinales qui en éclairent la structure intime – sans toutefois, il faut le souligner, parvenir à rendre compte de la causation des psychoses, pour laquelle, en dernier ressort, Freud ne peut que renvoyer au facteur constitutionnel (celui d’une prédisposition à la fixation narcissique), c’est-à-dire finalement à une modalité d’organicisme. 

Il y a à cela une forte raison structurelle : la clinique freudienne, clinique de l’inconscient et de ses formations, représente certes la première clinique de l’hétéronomie, mais la métapsychologie freudienne, essentiellement construite sur la base d’emprunts conceptuels aux différents courants de la psychologie rationaliste[6], demeure une psychologie de l’autonomie du sujet, comme l’illustre ses fondements sensualistes (Nihil est in intellectu…) et biologisant – la place centrale de la notion de développement (et de régression) dans sa conceptualité. La notion d’un développement génétique de la subjectivité lui assigne en effet une base organique, biopsychologique, c’est-à-dire aussi individualiste : un « processus de maturation » (Winnicott) autonome, que l’environnement n’aurait que le pouvoir de perturber,  rend ainsi compte de l’advenue du sujet, interdisant l’appréhension de la précarité de son statut, avec ses vacillations, voire ses éclipses et sa substitution par les formations de l’inconscient – et donc de rendre véritablement compte de la causation des psychoses puisqu’il s’agit là du cœur de leur symptomatologie.

Dans un passage de son analyse du Président Schreber – passage qui sera l’un des arguments de Jung pour la révision de la théorie freudienne qu’il propose dans les Métamorphoses et symboles de la libido, le texte qui entame son trajet propre – Freud se demande d’ailleurs « si le fait que la libido se détache complètement du monde extérieur suffit à expliquer l’idée délirante de « la fin du monde » : l’efficacité de ce processus peut-elle être telle et les investissements du moi, qui sont conservés dans ce cas, ne devraient-ils pas suffire à maintenir les rapports avec le monde extérieur ? Pour réfuter cette objection, il faut, ou bien faire coïncider ce que nous appelons investissement libidinal (intérêt dérivé de sources érotiques) avec l’intérêt tout court, ou bien admettre qu’un trouble important de la libido puisse amener, par induction, un trouble correspondant dans les investissements du moi. Or ce sont là des problèmes devant lesquels nous nous trouvons encore embarrassés et désemparés » [12]. Comme on peut le constater, Freud se heurte là aux limites que lui impose son appareil doctrinal, qui n’autorise aucune appréhension conceptuelle des éclipses et des agonies subjectives, cœur du processus psychotique.

3°/ Troisième étape : la clinique lacanienne : La situation n’évolue guère avec les postfreudiens, du fait du maintien d’une psychologie (génétique) de l’autonomie : l’approfondissement notable des connaissances cliniques dans le champ psychotique – avec même du côté du férenczisme, une première approche du plan causal – renforce au contraire la péjoration et la subjectivation intégrale des processus censés rendre compte de la profondeur de la régression et de la violence des mécanismes défensifs qu’implique la phénoménologie des psychoses dans un contexte doctrinal qui conçoit tout évènement subjectif comme le résultat d’une volition consciente ou inconsciente. La rupture décisive se produit donc avec Lacan qui pose d’emblée que « c’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord » [13]. L’histoire personnelle, cœur de la clinique freudienne,  ne s’y présente alors plus simplement comme formatrice ou pathogène, mais bien comme constituante : le sujet se construit dans l’hétéronomie, au champ de l’Autre, dans le canevas des attentes et des désirs familiaux qui président à sa naissance (ou la refusent). En définissant l’inconscient comme « un concept forgé sur la trace de ce qui opère pour constituer le sujet » [13] – je souligne, Lacan introduit dans la théorie la conception d’une causation du sujet, c’est-à-dire l’hétéronomie constitutive de la découverte et de la clinique freudiennes.

            La reformulation de l’Œdipe freudien, ou plutôt de ses conditions, en découle immédiatement : le sujet ne construit pas son identité dans un processus maturatif autonome, il la reçoit de l’Autre (parental) qui la lui désigne, ce qui va déterminer son mode propre de structuration suivant que le référent paternel se trouve ou non inscrit dans son statut. Si c’est le cas, il se trouvera installé dans l’assise d’une filiation et doté des moyens de la traversée de l’Œdipe et de la castration, c’est-à-dire de la stabilisation subjective et de l’autonomisation. Dans le cas contraire, son statut s’avèrera précaire, astreint à des modalités de structuration  instables, à la merci de la malencontre d’une situation nécessitant des moyens symboliques dont il ne dispose pas. En reléguant la psychologie de l’autonomie, en offrant aussi à l’énigme de la vacillation subjective dans la symptomatologie des psychoses une solution qui exonère du même coup la subjectivité de la responsabilité du processus psychotique (théorie péjorante de la défense), la percée lacanienne fournit ainsi une première réponse à la question du déterminisme en psychopathologie, réponse consistante mais encore sommaire, on va voir pourquoi.

            Les concepts, en effet, ne se dénichent pas n’importe où : pour penser l’hétéronomie, il n’y a dans l’univers conceptuel de la modernité qu’un champ disponible, celui des sciences sociales – dont l’ascendance d’ailleurs, via la filiation de Comte à de Bonald, se trouve être foncièrement anticartésienne. A l’époque où Lacan commence à élaborer son orientation doctrinale singulière, le structuralisme, étayé sur la linguistique (essentiellement la phonologie), parait s’imposer comme l’avenir même des sciences sociales – nous en sommes bien loin aujourd’hui. Claude Lévi-Strauss vient de lui fournir sa charte programmatique en proposant une conception très radicale, quasi cybernétique, de l’ordre symbolique organisateur des faits sociaux.  Ainsi récuse-t-il dans l’analyse sociologique le recours à « l’ordre des sentiments, volitions et croyances, qui sont, du point de vue de l’explication sociologique, soit des épiphénomènes, soit des mystères, en tout cas des objets extrinsèques au champ d’investigation » [14].  Il pose que « l’inconscient […] cesse d’être l’ineffable refuge des particularités individuelles, le dépositaire d’une histoire unique […] Il se réduit à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction symbolique, spécifiquement humaine sans doute, mais qui, chez tous les hommes, s’exerce selon les mêmes lois ; qui se ramène en fait à l’ensemble de ces lois […] L’inconscient est toujours vide ; ou plus exactement, il est aussi étranger aux images que l’estomac aux aliments qui le traversent »[15] – c’est moi qui souligne. Lacan adopte avec enthousiasme cette approche qui consonne avec ses penchants logicistes et son antibiologisme de toujours : il évoque par exemple les « liaisons propres au signifiant et […] l’ampleur de leur fonction dans la genèse du signifié » [13]– je souligne, affirme itérativement : « l’inconscient relève du logique pur, autrement dit du signifiant » (ibid., quatrième de couverture). Ce qui retentit forcément sur le statut du sujet :  » le sujet donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende, et ce d’autant plus forcément qu’avant que du seul fait que ça s’adresse à lui, il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient, il n’était absolument rien« [13] – je souligne.

            Il ne va évidemment pas être très simple de faire rentrer la clinique freudienne dans le cadre désincarné de cet « hyperstructuralisme » (Milner) qui verse l’ensemble du sens, subjectivité incluse, au compte des effets de la computation signifiante. Lacan vient de se tirer une balle dans le pied, mais il va tout de même s’en tirer avec brio, ou peut-être faudrait-il dire qu’il va passer le reste de son parcours théorique à tenter d’amender et d’élargir ce que son cadre initial de réflexion peut avoir de rigide et d’unilatéral. La réintroduction de la première théorie freudienne de la libido – celle de 1905 qui distingue une première phase autoérotique et polymorphe avant l’installation du primat génital et du choix d’objet – sous la rubrique de la jouissance et de l’objet a constitue la première étape de ce procès. Elle enrichit notablement la clinique des psychoses, autour de la notion d’un nécessaire appareillage (phallique) de la jouissance, de sa délocalisation erratique dans le déclenchement psychotique faute d’arrimage paternel et de son identification paranoïaque au lieu de l’autre. Mais le concept de jouissance demeure obscur – d’où sans doute le terme d’ »axiomatique » avancé par J.-A. Miller – s’il parait bien finalement loucher du côté d’un joint avec le corps propre.

            La formalisation du défect paternel en terme de forclusion du signifiant du Nom du Père présente aussi le grave inconvénient de fonctionner en tout ou rien : un signifiant, c’est présent ou absent, il n’y a pas de moyen terme. Longtemps les conceptions lacaniennes souffrirent ainsi d’un binarisme rigide, voire parapsychiatrique (la structure névrotique occupant la place de la normalité psychique), dans le droit fil de l’adage de jeunesse de Lacan : « n’est pas fou qui veut » – il me souvient que jadis, dans ma jeunesse, autour de l’Ecole freudienne de Paris, on s’interrogeait sérieusement sur l’existence de rêves ou d’actes manqués chez le psychotique tandis que des troubles du langage devait absolument être présents pour conforter le diagnostic et que l’évocation de la notion d’état limite hérissait l’auditoire… C’est dire l’importance de la mutation théorique qu’engage Lacan avec la promotion du nœud borroméen à la toute fin de son parcours. Elle s’accompagne d’ailleurs significativement d’un net désaveu des mathèmes, pointe avancé du logicisme de la théorie du signifiant : « le truc analytique ne sera pas mathématique ; c’est bien pour ça que le discours de l’analyse se distingue du discours scientifique » [16] ;  » la psychanalyse n’est pas une science. Elle n’a pas son statut de science, elle ne peut que l’attendre, l’espérer. C’est un délire – un délire dont on attend qu’il porte une science. On peut attendre longtemps ! » [17].

            Avec le concept de nouage des registres hétérogènes de la subjectivité, la formulation glisse du Nom du Père à la fonction paternelle – glissement capital : une fonction en effet, cela n’agit pas forcément en tout ou rien, il s’introduit la notion d’une certaine gradation, voire de suppléances, concept clé que Lacan formule du même pas. On assiste alors à un retournement de son paradigme initial d’abord, mais surtout de celui même de la psychopathologie avec l’extraction du misérabilisme psychiatrique dans l’abord des psychoses : non seulement il y a des modalités[7] et des suppléances à l’échec du nouage paternel de la structure psychique (le nom du Père s’écrit d’ailleurs désormais au pluriel : il y a pluralisation des modalités de la fonction paternelle), mais « le fou, c’est l’homme libre » ; délesté des pesanteurs du mode de pensée et de conduite ambiant, il lui est loisible de produire son mode propre d’organisation subjective, il dispose (quelquefois) d’une marge d’inventivité inaccessible au normal/névrosé qui est, lui, un héritier, dupe du lien social, astreint à la répétition, à la tradition. Lacan introduit ainsi à propos de Joyce la théorie du sinthome, qui assure une modalité propre de nouage, hors fonction paternelle – l’étrange écriture joycienne qui ambitionnait de fasciner durablement le commentaire.

            Corrélativement, le privilège du névrosé va se trouver mis en cause : « le Père n’est en somme qu’un symptôme, ou un sinthome, comme vous voudrez […] le complexe d’Œdipe comme tel est un symptôme » [18]. Comme naguère chez le dernier Freud[8], l’appréhension de la subjectivité commune glisse alors de la conception classique de la structure névrotique à  des modalités plus informes : « entre folie et débilité mentale nous n’avons que le choix « [20]. D’où la nouvelle formule : tout le monde délire (« ce n’est pas un privilège d’être fou » : cf. supra n.7; « tout le monde […] est fou, c’est-à-dire délirant » [21]) – des croyances religieuses aux idéologies ou à la singularité des convictions personnelles. Certes, le « délire » (l’Illusion disaient Freud ou Winnicott) des normaux peut faire lien social (dans « religion », il y a « lien »), mais cela se produit aussi avec le délire psychotique, même diffluent. C’est la deuxième réponse de la psychanalyse à l’énigme psychopathologique : la psychopathologie est inhérente à la condition humaine, la bonne problématisation réside plutôt dans la formalisation des procédures par lesquelles un certain degré de structuration peut s’établir. Une nouvelle clinique de la psychose s’annonce ainsi, proprement psychanalytique celle-là, celle des modalités de suppléance et de restitution (soit de la stabilisation psychotique),  celle aussi de la résilience et de la créativité.

            Le parcours de Lacan[9] s’achève sur un feu d’artifice conceptuel, et malgré tout, on reste sur l’impression que le compte n’y est pas. Manque toujours en particulier une prise en compte théorique du soubassement vital de la subjectivité à laquelle référer les différentes avancées de la dernière phase du trajet lacanien : si le sujet a désormais sa carte à jouer, quelle énergie subjective se trouve donc mise en jeu dans la quête et l’élaboration des suppléances ? Lorsque Lacan avance : « ce que je suggère, c’est que chez Joyce, l’ego vient corriger le rapport manquant. Par cet artifice d’écriture, se restitue le nœud borroméen » [22] – à quoi réfère donc ce stimulant concept d’ego, inédit chez Lacan, et quelles forces psychiques le soutiennent, suffisamment puissantes pour orchestrer la promotion du nom et l’écriture de l’œuvre : « le désir de Joyce d’être un artiste qui occuperait tout le monde, le plus de monde possible en tout cas, n’est-il pas exactement le compensatoire du fait que son père n’a jamais été pour lui un père ? […] N’y a-t-il pas comme une compensation de cette démission paternelle […] dans ceci que Joyce s’est senti impérieusement appelé […] à valoriser le nom qui lui est propre aux dépens du père ?  » [19] ? On peut d’ailleurs remarquer que, dans cette fin de parcours, Lacan modifie profondément ses conceptions initiales, sans bien sûr reformuler toute la doctrine – il y aurait fallu une deuxième vie, alors qu’il ne lui reste alors que peu de temps avant l’aphasie et la mort. Ainsi le registre de l’Imaginaire (c’est-à-dire du sens), naguère inféodé au symbolique, voire pur effet, ombre portée du symbolique, acquière-t-il une consistante propre, équivalente aux autre ronds du nœud : « on voit ici que le terme d’imaginaire n’est pas synonyme de pure imagination. Si nous pouvons faire que l’imaginaire ex-siste, c’est qu’il s’agit d’un autre réel. Je dis que l’effet de sens ex-siste et qu’en ceci, il est réel […] Il y a bien, semble-t-il, tout un domaine usuel de la fonction imaginaire qui dure et se tienne » [23]. On a finalement le sentiment que si Lacan a pu, avec la théorie du signifiant et l’axiomatique de la jouissance, retranscrire le gros des éléments constituants de la première topique freudienne, de larges pans de la seconde topique restent en plan, tout particulièrement le Ça freudien, ou plutôt le moi-ça primaire, objet majeur de la clinique postfreudienne orthodoxe ou kleinienne, avec sa puissante valence narcissique, sa charge d’instinct de vie.

            Il faut également souligner que la conception du sujet du signifiant inscrit d’emblée et totalement – ex nihilo : Lacan renvoie d’ailleurs explicitement à la théologie (on pense aux deux premiers versets de l’Evangile de Jean : « …et le verbe s’est fait chair ») – le sujet dans l’hétéronomie, c’est-à-dire dans l’altérité. Du coup, des deux temps de la causation lacanienne du sujet, l’aliénation (soit l’inscription symbolique) et la séparation (soit l’autonomisation du sujet vis-à-vis du désir de l’autre parental), c’est sur la séparation que l’accent va porter ; or l’échec de la séparation caractérise dans l’optique freudienne la problématique du névrosé, fixé aux buts et aux objets de l’Œdipe. La clinique lacanienne semble plutôt s’orienter vers l’idée d’un échec de l’aliénation elle-même dans la psychose, comme l’a en fait toujours suggéré Lacan en désignant à son principe une défaillance de l’identification primordiale rapportée à une carence radicale de la fonction paternelle (cf. le schéma I [13] ; cf. aussi les derniers travaux de J.C. Maleval sur l’autisme : il en notait naguère S° le signifiant maître). Lacan n’y faisait-il pas d’ailleurs allusion en disant Joyce « désabonné de l’inconscient », maniant la lettre hors sens « à des fins de jouissance pure » ? De fait les autistes, lorsqu’ils accèdent au langage, semblent ne pas vraiment y entrer, mais le manier avec habileté, en quelque sorte de l’extérieur, comme une machine cybernétique ou un logiciel informatique.

            Il faudrait élargir la présentation lacanienne de l’aliénation : elle représenterait alors l’inscription constituante où vient se couler le vivant, l’être présubjectif, préstructuré, préconscient qui constitue le substrat de la subjectivité et qui, par son biais, accède à l’altérité,  au langage et à la conscience – du moins si les conditions s’y prêtent. Quelle place en effet se trouve offerte à l’être « qui n’a pas encore la parole » [10] : est-ce une assise confortable ou bien un place étroite, voire un siège éjectable, une chaise à clous, ou encore le fil du funambule tendu au-dessus du vide entre deux gratte-ciel ? L’inscription peut être précaire, chancelante, infernale. Mal arrimé au symbolique – si les troubles du langage ne sont pas constants, expériences archaïques (épiphanies joyciennes) et troubles symboliques[11] font alors rarement défaut – le sujet peut alors débrancher[12] (détachement freudien de la libido), se replier sur un fonctionnement primitif ou tenter à la force du poignet sa propre formule, avec les moyens du bord. Lien objectal, lien social, identité sont susceptibles de s’effondrer brutalement ou insidieusement, amenant l’émancipation de l’instance primitive, crépusculaire, aux mouvements pulsionnels et défensifs massifs et brutaux, à la sensibilité transsubjective, qui structure les symptômes psychotiques – et le noyau de la symptomatologie névrotique aussi bien, dans l’opacité opiniâtre de la répétition. La phénoménologie hétérogène du champ psychotique – symptomatologie de la « prépsychose », des suppléances, des déclenchements, des restitutions, de la chronicité déficitaire ou des néoorganisations délirantes – se joue dans cette dialectique complexe dont Lacan nous a autorisé la lecture sans en boucler tout à fait le cadre de compréhension.

REFERENCES

  1. – Kalhbaum, K. L. (1874), Catatonia, Baltimore, John Hopkins University Press, 1973, p. 1.
  2. – Jaspers, K. (1913), Psychopathologie générale, Paris, Alcan, 1933, pp. 504 et 507.
  3. – Bleuler, E. (1916), Textbook of Psychiatry, New York, Arno Press, 1976, p. 175.
  4. – Guelfi J.-D., « L’Avenir des classifications des psychoses chez l’adulte », L’Information Psychiatrique, vol. 86, n°2, 2010, pp. 128-129.
  5. – Ey, H. (1946), “Introduction”, Le Problème de la psychogénèse des névroses et des psychoses, Paris, Desclée de Brouwer, 1950, pp. 14 et 20.
  6. – Laplanche, J. et Pontalis, J.B., Vocabulaire de la Psychanalyse, Paris, PUF, 1967, p. 269.
  7. – Freud (S.), Études sur l’hystérie, Paris, PUF, 1967, pp. 9, 11 et 212.
  8. – ————-, La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1973, p. 101.
  9. – ————-, et Jung, C.G., Correspondance, t.1, Paris, PUF,  1975, pp. 95-96.
  10. – ————-, Névrose, Psychose et Perversion, Paris, PUF, 1973, p. 285 et 286.
  11. – ————-, Métapsychologie, Paris, Gallimard, « Idées », 1968, p. 158.
  12. – ————-, Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1975, pp. 317-318.
  13. – Lacan, J., Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 181, 830, 497, 835, 571 et 840.
  14. – Levi-Strauss, C., « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in M. MAUSS : Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950,  p. XLV.
  15. – ———————-, Anthropologie structurale, Paris, Seuil, 1958,  pp. 224-225.
  16. –  Lacan, J., Le Séminaire, livre XX : Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 105.
  17. – ————, Le Séminaire, livre XXIV : L’Insuccès, Ornicar n° 14, Paris, 1978, p. 9.
  18. –   ———–, Le Séminaire, livre XXIII : Le Sinthome, Ornicar n° 6, Paris, 1976, p. 9.
  19. – ————, Le Séminaire, livre XXIII : Le Sinthome, Ornicar n° 8, Paris, 1976, pp. 12-13.
  20. – ————-, Le Séminaire, livre XXIII : Le Sinthome, ORNICAR n° 14, Paris, 1978, p. 9.
  21. – ————-, « Journal d’Ornicar », Ornicar n°17-18, Paris, 1979, p. 278.
  22. – ————-, Le Séminaire, livre XXIII : Le Sinthome, Ornicar n° 11, Paris, 1977, p. 8.
  23. – ————-, Le Séminaire, livre XXII :RSI, Ornicar n° 4, Paris, 1975, p. 98.

[1] Allocution prononcée le 2 avril 2015 devant l’ASPIC, association scientifique du Centre Hospitalier Les Murets, à l’invitation de son président, le Dr D. Wintrebert, à l’occasion de la parution de Structure des Psychoses. Une synthèse post-lacanienne, Paris : L’Harmattan, 2014, ouvrage dont le présent texte expose l’argument principal.

[2] Cf. P. Bercherie : Les Fondements de la Clinique. Histoire et structure du savoir psychiatrique (1980), réédition, Paris : L’Harmattan, 2004.

[3] L’Histoire bégaie : M. Guelfi nous apprend ainsi que, dans la préparation du DSM5, « certains ont considéré que le temps était peut-être venu de détruire l’édifice kraepelinien », un groupe de travail « a ainsi plaidé en faveur de l’existence d’un « syndrome psychotique général » incluant la schizophrénie et le trouble bipolaire » [4].

[4] Cf. « Pourquoi le DSM ? L’obsolescence des fondements de la psychiatrie clinique », L’Information Psychiatrique, 2010, vol. 86, n°7, pp. 635 – 640, article dont le présent texte représente en quelque sorte le contrepoint.

[5] L’esprit s’y trouve alors conçu comme un organe, à la fonction essentiellement adaptative, la conscience comme le centre opérationnel du psychisme, son fonctionnement comme foncièrement rationnel, tant sur le plan de la connaissance (cognitivisme) que sur celui des motivations (utilitarisme).

[6] Cf. P. Bercherie : Genèse des concepts freudiens (1983), réédition, Paris : L’Harmattan, 2004.

[7] En dehors du nœud de trèfle paranoïaque où ils sont mis en continuité, les registres peuvent aussi se trouver simplement juxtaposés (clivés) – « c’est une erreur de penser que ce nœud soit une norme […] ce n’est pas que soient rompus le symbolique, l’imaginaire et le réel qui définit la perversion, c’est qu’ils sont distincts » [18] – ou emmêlés : « chez la plupart, le symbolique, l’imaginaire et le réel sont embrouillés au point de se continuer l’un dans l’autre […] et du même coup ce n’est pas un privilège d’être fou  » [19].

[8]  « Dans quelles circonstances et par quels moyens le moi réussit à échapper sans tomber dans la maladie à ces conflits assurément toujours présents […] Il sera possible au moi d’éviter la rupture de tel ou tel côté en se déformant lui-même, en acceptant de faire amende de son unité, éventuellement en se crevassant ou en se morcelant. De la sorte, on mettrait les inconséquences, les extravagances et les folies des hommes sous le même jour que leurs perversions sexuelles, dont l’adoption leur épargne bien des refoulements » [10].

[9] Cf. P. Bercherie : Examen des Fondements de la Psychanalyse, Paris : L’Harmattan, 2004, dernière partie, ou le fascicule Lacan qui en est extrait.

[10] « Le signifiant se produisant au lieu de l’Autre non encore repéré, y fait surgir le sujet de l’être qui n’a pas encore la parole » [13].  

[11] Pensée diffluente, confusion, psychorigidité, incapacité à l’abstraction ou à la pensée concrète, à intégrer la contradiction, etc.

[12] Cette réaction de défense primitive (autistique) ouvre la voie au délire en désinsérant le sujet de la réalité commune, partagée, mais elle est conditionnée par la fragilité fondamentale du lien ; on rejoint là l’intuition fondatrice de Freud : dans la névrose, l’infiltration symptomale demeure partielle car le lien tient, d’où la défense du moi ; dans la psychose, il cède et rien ne fait alors barrage à  la subjugation de la conscience.


6 – POURQUOI LE DSM ?

L’obsolescence des fondements du diagnostic psychiatrique

Trente ans après ! Dans la foulée de la publication des Fondements de la clinique, j’avais rédigé en 1981 pour le n°3 de L’Ane, le Magazine Freudien, une revue (très) critique du DSM3 lors de sa parution ; depuis, pris dans ma pratique d’analyste et les questions qu’elle suscitait, je ne m’étais plus intéressé au devenir des DSM, jusqu’à la proposition d’Alex Raffy de présenter un commentaire du DSM4 pour ces Journées[1]. Pas de changement majeur du DSM3 au DSM4 au demeurant, sinon une surprise : celle du succès planétaire de cet énorme pavé rébarbatif – point significatif : la valeur d’une approche qui se veut novatrice, voire révolutionnaire, se mesure aussi à ses qualités esthétiques, à son élégance (cf. le caractère « esthétique » [Einstein] des grandes théories-cadres de la physique, les « théories superbes » de Penrose – ou plus simplement la classe des grands textes cliniques de la Psychiatrie classique).

            Avec le recul, il est maintenant avéré que les DSM sont le résultat d’un projet mûrement réfléchi à l’intérieur de l’American Psychiatric Association, »néo-kraepelinien » aux dires de ses auteurs – comme l’on dit « néo-conservateur » pour le programme politique qui lui fut chronologiquement parallèle : la comparaison est d’autant plus tentante que, comme leurs homologues politiques, les rénovateurs de la psychiatrie se voulaient un « collège invisible » agissant en toute discrétion en coulisse. Le premier pas de cette entreprise était d’éliminer la psychanalyse dont les conceptions dominaient encore de façon manifeste le DSM2. C’est le premier coup de force : imposer une approche dite « a-théorique » – « l’approche choisie dans le DSM3 est a-théorique eu égard à l’étiologie ou à la physiopathologie, à l’exception des troubles pour lesquels celles-ci sont clairement établies, et donc incluses dans la définition [il s’agit bien entendu des troubles organogènes]. Les cliniciens et les chercheurs peuvent se mettre d’accord pour identifier les troubles mentaux à partir de leurs manifestations cliniques » ( [1], p. XXVI), en laissant donc de côté les « théories étiologiques ». Un candide consensus empirique (« descriptif ») permet donc de reléguer la psychanalyse, qui déchoit au rang d’élucubration et perd ainsi son statut d’expérience subjective inédite et de champ propre de connaissance clinique. C’est là où prend sens la référence préférentielle à Kraepelin (et non, par exemple à Bleuler) : il s’agit de revenir à la psychiatrie d’avant Freud, car pour le reste, on verra que le programme des DSM n’a pas grand-chose à voir avec la grande clinique kraepelinienne.

            Il faut aussitôt relever l’importance cruciale de la manœuvre qui consiste à passer par ce qui n’était au départ qu’une simple nomenclature destinée au codage statistique et épidémiologique du diagnostic (le DSM2 compte 134 pages format poche) pour lui faire accoucher d’un imposant manuel de référence. Elle permet dans un premier temps d’évacuer les « théories étiologiques » et commande immédiatement un certain nombre de traits caractéristiques du DSM en déplaçant fondamentalement l’enjeu de la connaissance psychiatrique : non plus décrire et analyser des états, mais, faudrait-il dire, définir des cibles pour le traitement et la « recherche », via un catalogue de symptômes-clés. En découle par exemple la surprenante numérisation, il faudrait même dire la QCMisation de la clinique et cette bizarre manie du chiffre qui caractérise le DSM – cf. la précision un peu ridicule des critères de durée de l’épisode (Schizophrénie, Troubles de l’humeur), ou du nombre de critères cliniques pertinents (Trouble somatisation), nécessaires au diagnostic. Tout cela au nom de la « fiabilité » du diagnostic : il s’agit d’éliminer autant que faire se peut la subjectivité du praticien pour obtenir des critères infalsifiables, comme aurait dit Popper – sans grand succès semble-t-il : on pouvait s’y attendre dans un champ irrémédiablement subjectif. On relèvera aussi une nette tendance à l’émiettement nosographique, tout particulièrement dans le champ des névroses – le terme, qui figurait encore entre parenthèses dans les rubriques du DSM3, disparaît maintenant du DSM4, tandis que l’on croit bien constater une sorte d’acharnement à détruire toute trace des synthèses freudiennes (cf. le sort dévolu à l’hystérie). Le concept de psychose lui-même, trop freudien désormais, subit une nette éclipse, disparaissant quasiment d’une clinique pédopsychiatrique recentrée sur l’autisme, « trouble envahissant du développement » à forte connotation neurologisante.

            La deuxième étape est représentée par le DSM4 qui n’est clairement plus « a-théorique » (la mention disparaît de la Présentation), mais ouvertement et platement organiciste, avec une approche qui se veut clairement neuropsychologique, neurophysiologique et génétique – chaque rubrique nosographique comporte un paragraphe « Aspects familiaux », et il ne s’agit évidemment pas des aspects systémiques de la pathologie concernée. Mais surtout, l’organicisme revendiqué est si extrême, si dogmatique qu’il en arrive à compromettre un acquis aussi fondamental de la Clinique classique que le Syndrome psycho-organique de Bleuler (la notion d’une symptomatologie spécifique des atteintes neuropsychiatriques cérébrales : démence, confusion mentale) : « le terme de Trouble mental organique n’est plus utilisé dans le DSM4  car il laissait supposer que les autres troubles mentaux n’ont pas de substrat biologique » ( [2], p. 11). De même, le lecteur du DSM4 se trouve averti dès l’Introduction que les termes de trouble mental et d’affection médicale générale « sont utilisés pour notre convenance et [que] cela ne devrait pas impliquer qu’il existe une différence fondamentale entre trouble mental et trouble physique, que les troubles mentaux sont sans rapport avec des facteurs et des processus physiques ou biologiques » ([2], p. XXXII). On relèvera parallèlement dans le DSM4 une quasi-disparition des phénomènes psychosomatiques, qui représentaient une forte rubrique du DSM2, étaient dissociés (entre rubrique causale et le trouble physique engendré, à coder en pathologie générale) et réduits à la portion congrue dans le DSM3, et se trouvent désormais relégués en fin de volume aux côtés des troubles secondaires des neuroleptiques dans un chapitre confus d’Autres conditions pouvant appeler l’attention du clinicien : Franz Alexander ne pouvait évidemment survivre à  son maître Sigmund Freud !

            L’ensemble du programme des DSM repose en définitive sur la mise en œuvre d’un opérateur doctrinal fondamental, qui n’est autre que le behaviorisme, omniprésent dans toutes les définitions proposées où les termes « psychologique » et « comportemental » sont constamment mis en équation – de même qu’il structure les TCC qu’on voudrait voir supplanter les cures freudiennes. L’Introduction du DSM4 va jusqu’à s’excuser de devoir, faute de « substitut satisfaisant », maintenir « le terme de trouble mental [qui] implique malencontreusement une distinction entre les troubles « mentaux » et les troubles « physiques », ce qui est un anachronisme réducteur du dualisme esprit/corps » (sic : [2], p. XXVIII – c’est moi qui souligne). L’anti-mentalisme constitutif du comportementalisme, investi dans un déni résolu de la réalité psychique, est ainsi l’opérateur de la forte réaction organiciste que représente l’entreprise DSM – et en même temps le responsable de la régression manifeste de la connaissance clinique qu’elle véhicule, si l’on songe au rôle cardinal de l’approche phénoménologique dans la constitution du savoir clinique en psychiatrie[2] (cf. par exemple la pauvreté de la sémiologie des hallucinations qui ignore la classique distinction hallucinations psychiques/hallucinations psychosensorielles ou psychomotrices). L’ensemble des traits désubjectivants relevés ci-dessus (numérisation, émiettement, perte de substance) en dépend d’ailleurs directement, de même que la dédifférenciation qu’implique la prégnance du critère de ressemblance dans la classification nosologique, à rebours de l’approche différentialiste revendiquée par les Classiques  – hormis les troubles psycho-organiques et les psychoses, « tous les autres chapitres sont organisés selon un principe qui est de regrouper les troubles en fonction de leur sémiologie commune » ( [2], p. 11). Ainsi les conversions hystériques, dissociées en plusieurs syndromes voisinent-elles avec l’hypochondrie et les dysmorphophobies (troubles somatoformes), la symptomatologie psychique de l’hystérie avec la dépersonnalisation (troubles dissociatifs), l’autisme avec le syndrome de Rhett qui comporte un arrêt du développement crânio-encéphalique (troubles envahissant du développement), tandis que la dépression névrotique perd son autonomie au sein des troubles de l’humeur et que les bouffées délirantes, sous la dénomination de trouble schizophréniforme, se trouvent annexées à la schizophrénie alors même que les particularités cliniques qui les différencient (obnubilation de la conscience, confusion et perplexité à l’acmé de l’accès) sont clairement mentionnées dans la description clinique.

            Pour situer véritablement le contexte épistémologique et les enjeux de l’entreprise DSM, il faut retracer au moins les grandes lignes du cycle de la Psychiatrie clinique, tel que je l’avais jadis analysé dans les Fondements de la Clinique. C’est Pinel qui fonde à l’orée du 19ème siècle la clinique psychiatrique comme pure discipline d’observation, descriptive et classificatoire, en lui donnant comme modèle l’Histoire Naturelle de Buffon. ; c’est dire que l’épistémologie invoquée est empiriste : elle commande la première phase, unitaire (l’Aliénation mentale y est considérée comme un genre homogène) et syndromique (les espèces sont définies par l’aspect psychologique le plus central du tableau clinique : dépression, excitation, délire, etc), de la Psychiatrie clinique, qui couvre la première moitié du 19ème siècle. Au milieu du siècle, la découverte de la Paralysie Générale déclenche la mise en place de la deuxième phase, au contraire foncièrement différentialiste : sur le modèle de la PG, la Clinique classique se donne pour tâche l’isolement d’entités morbides  distinctes – les maladies mentales – définies par une clinique affinée, une évolution caractéristique, et idéalement une étiopathogénie spécifique. La deuxième moitié du 19ème siècle voit ainsi la différenciation de trois grands groupes pathologiques : les syndromes manifestement organogènes d’une part (atteintes cérébrales lésionnelles ou toxi-infectieuses générant démences et confusions mentales) ; les états constitutionnels de l’autre, où des troubles divers apparaissent sur la base d’une personnalité au profil psychopathologique caractéristique (hystérie, paranoïa, TOC) ; enfin les grandes psychoses dites endogènes, sur lesquelles portent toutes les discussions cliniques et doctrinales (faut-il les rattacher au premier ou au second groupe ?) et qui se répartissent grosso modo en Démence précoce, Délires chroniques et Psychose maniaco-dépressive.

            Au tournant du nouveau siècle, la compréhension de la dynamique psychogène de la symptomatologie hystérique, avec les analyses concurrentes de Pierre Janet et de Sigmund Freud, amène le passage à la troisième et dernière phase, caractérisée par le déploiement des grands modèles psychopathologiques sur lesquels la clinique psychiatrique s’appuyait plutôt sobrement jusque-là :

  • modèle processuel de l’intrusion d’un matériau psychique hétérogène et de la réaction du psychisme au trouble massif ou subtil qui l’envahit (paradigme organique type PG : cf. Le Horla de Maupassant).
  • modèle psychasthénique de la dissociation du moi et de l’émancipation des automatismes psychologiques subordonnés (paradigme onirique).
  • modèle constitutionnel de la décompensation d’une personnalité pathologique et de l’efflorescence de réactions défensives inadaptées (paradigme de la paranoïa).
  • ces modèles se superposent souvent dans l’analyse d’un grand syndrome, par exemple la schizophrénie : théorie psychasthénique chez Bleuler, processuelle chez Jaspers, constitutionnelle chez Kretschmer.

Le concept organisateur de cette ultime phase est celui du trouble générateur (Minkovski), avec les phénomènes d’assimilation et de compensation qu’il suscite et l’impact du profil psychologique spécifique du patient. Ainsi parvient-on au concept de Diagnostic stratifié (Kretschmer), où l’analyse fine de la symptomatologie répartit les symptômes en fonction de leur niveau d’insertion dans l’édifice complexe et feuilleté d’une psychose – on songera à la distinction bleulérienne des symptômes primaires et secondaires et des symptômes fondamentaux et des symptômes accessoires dans sa présentation de la Schizophrénie, ou à l’analyse par de Clérambault de la Psychose hallucinatoire chronique, entre l’automatisme mental « basal », la superstructure délirante, l’appoint constitutionnel paranoïaque ou imaginatif, voire le décours terminal déficitaire. C’est dans ce cadre que s’insère la fameuse boutade de Bleuler : « il n’y a pas de paranoïa, il n’y a que des paranoïaques » – chaque cas est particulier et nécessiterait une analyse clinique spécifique.

C’est l’ensemble de cet imposant dispositif, élaboré en trois quarts de siècle par quelques hommes d’exception, qui produit la Clinique classique – et non bien sûr la simple observation empirique, qui n’aurait guère permis de dépasser la première phase, essentiellement syndromique, c’est-à-dire comportementaliste. Que les modèles théoriques de la Psychiatrie clinique se soient finalement révélés insuffisants, voire erronés, ne change pas la donne, d’une part parce que « la vérité émerge plus facilement de l’erreur que de la confusion », d’autre part parce que la valeur heuristique, « métaphorique » (Lacan) de ces modèles, reste manifeste pour tout véritable  clinicien – « l’idéologie mécanistique de métaphore » ([8], p.65) d’un Clérambault, d’un Guiraud, « toute fausse que soit [leur] théorie […] s’est trouvée accorder remarquablement leur esprit à un phénomène essentiel de ces structures » cliniques (p.168). Car, n’en déplaise à un empirisme obtus, une théorie erronée (ne le sont-elles d’ailleurs pas en définitive toutes et toujours dans leur aspect transitoire?) peut approcher suffisamment le Réel pour mettre en lumière nombre de ses aspects qui échappent à un regard non averti, non prévenu par une attente préalable : c’est le rôle de l’hypothèse dans la recherche scientifique, et il demeure fondamental dans toute trouvaille – dans la rencontre même du Réel.

A la fin du cycle, en tout cas, dans les années 1920-1930, la psychiatrie clinique se heurte à une crise majeure, terminale, que théorisera son unique épistémologue, Jaspers. Aucune des délimitations méticuleusement opérées par la Clinique ne résiste vraiment, en effet, à l’épreuve des faits :

– ni les critères directement cliniques : Bleuler finira ainsi par avancer : « nous avons affaire à des combinaisons. Excepté dans quelques cas extrêmes, nous n’avons pas à nous poser la question : est-ce une maniaco-dépressive ou une schizophrénie ? Mais : jusqu’à quel point maniaco-dépressive et jusqu’à quel point schizophrénie ? » ( [5], p. 175). La méthodologie du cas pur et des cas mixtes, essentielle à l’analyse clinique différentialiste (cf. par exemple l’Erotomanie de de Clérambault, rarissime dans sa formule canonique aux dires même de son inventeur), débouche ainsi sur l’évidence de la constante mixité de la clinique.

– ni le critère évolutif : dans toutes les études longitudinales, l’instabilité du tableau clinique se révèle banale – le réexamen par Lang, le successeur de Kraepelin, des dossiers cliniques des patients de ce dernier ne retrouvera, dix ans plus tard, que bien peu de paraphrénies, voire de paranoïas, qui apparaissent désormais comme de simples schizophrénies ; on connaît l’expérience fondatrice de la psychiatrie institutionnelle en France : la libération des patients chroniques, lors de l’avance des troupes allemandes en 1940, n’en verra revenir qu’une partie, nombre des autres se révélant capables de se débrouiller hors de l’Asile. Le néo-jacksonisme de Ey, avec ses niveaux progressifs et réversibles de dissolution psychique, tentait fondamentalement de rendre compte de ce type de problème.

– ni finalement le concept fondateur d’entité pathologique (du parallélisme postulé du tableau clinique et du processus pathologique) : cf. l’échec patent du « psychodiagnostic » de la PG – Kraepelin en trouvait presque 30% dans son service, quand le sérodiagnostic n’en retrouvera que 7 à 8% quelques années plus tard ; de même pour les syndromes paranoïdes résiduels de l’Encéphalite épidémique de Von Economo, qui simulaient fréquemment la schizophrénie.

            Un arbitraire certain des classifications se fait ainsi jour, redoublé par les dissensions doctrinales entre écoles – les délimitations varient fortement entre Français et Allemands, les deux grandes écoles de la Clinique, mais aussi à l’intérieur même de chaque école, voire même dans l’évolution d’un même auteur (cf. les éditions successives du Traité de Kraepelin). Le verdict final viendra de Jaspers, avant même la fin du cycle de la clinique psychiatrique : la recherche clinique « n’a permis de former aucune unité morbide réelle » ([7], p.504), « c’est le concept d’une tâche dont le but est impossible à atteindre parce qu’il est situé à l’infini ; mais elle est une direction de recherche féconde et elle constitue une véritable table d’orientation pour la recherche empirique » (p. 507). Jaspers propose alors la notion d’une sorte de pyramide diagnostique : « les symptômes morbides se superposent comme des plans horizontaux : au sommet, nous avons les troubles dégénératifs [constitutionnels], puis les symptômes des processus [schizophréniques], enfin les symptômes [psycho-] organiques […] La couche la plus profonde qu’on atteint dans l’examen d’un cas particulier détermine le diagnostic », car « tous les symptômes observés dans les premiers groupes se présentent aussi dans les derniers » (pp. 514-515).

            Cette crise interne majeure de la Psychiatrie clinique se superpose à une menace externe tout aussi grave : l’irruption de la psychanalyse, qui va venir mettre en cause les fondements épistémologiques mêmes de la clinique psychiatrique – tout en accouchant du même mouvement d’une nosographie concurrente suffisamment consistante pour structurer par exemple…le DSM2 ! Freud avance ainsi que « l’homme sain est un névrosé en puissance » et que « la différence entre la santé nerveuse et la névrose n’est […] qu’une différence portant sur la vie pratique » ([6], p. 434). Compte tenu de son annexion des grandes psychoses dites « endogènes » au champ élargi des névroses (névroses narcissiques), il faut mesurer ici l’ébranlement que représente cette mise en question du paradigme normal/pathologique par le biais duquel la psychiatrie s’étaye sur la médecine clinique et couvre son ombilication constituante à la délimitation sociale de son champ (celui d’une certaine déviance sociale).

            Comme de juste, on peut retrouver tous les éléments constitutifs de la crise de la Psychiatrie clinique dans le DSM4, qui n’apporte, faut-il le souligner aucune nouvelle connaissance clinique ou psychopathologique – si l’on peut par contre y chercher vainement des concepts cliniques essentiels tels que l’héboïdophrénie ou la paranoïa sensitive. Qu’on en juge : « dans le DSM4, on ne postule pas que chaque trouble mental soit une entité circonscrite, aux limites absolues l’isolant des autres troubles mentaux ou de l’absence de trouble mental » ([2], p. XXIX) ; « il faut reconnaître qu’aucune définition ne spécifie de façon adéquate les limites précises du concept de trouble mental » (p. XXVIII). On rencontrait même dans le DSM3 sous le nom de « hiérarchies diagnostiques » la pyramide de Jaspers : « quand il se peut qu’un trouble mental organique soit à l’origine des symptômes, il élimine le diagnostic de tout autre trouble pouvant provoquer les mêmes symptômes […] Lorsqu’un trouble plus envahissant […] comporte fréquemment, en tant que symptômes associés, des symptômes d’un autre trouble moins envahissant […] le seul diagnostic fait est celui du trouble le plus envahissant » (p. XXVIII – exemples donnés : Schizophrénie/Disthymie ou Trouble affectif/Trouble anxieux). La mention des « hiérarchies diagnostiques » disparaît du DSM4 avec la notion de « troubles organiques » (cf. supra), mais d’une part le sommaire même de la classification les reconduit, d’autre part la procédure s’en trouve en fait intégrée aux critères diagnostiques de chaque syndrome.

            Quant à la notion de normalité, vis-à-vis de laquelle sont prises les précautions citées ci-dessus – de même que le DSM4 s’efforce de faire place à une relativisation ethnoculturelle de la clinique, soulignant en particulier l’abus du diagnostic de schizophrénie devant les épisodes de crise psychologique hors de la sphère occidentale – elle est en même temps reconduite avec une niaiserie confondante. Ainsi l’Echelle d’Evaluation globale du Fonctionnement (EGF) propose-t-elle comme « niveau supérieur » (côté 100) le stéréotype désarmant d’un individu doté d’un « niveau supérieur de fonctionnement dans une grande variété d’activités ; n’est jamais débordé dans les problèmes rencontrés ; est recherché par autrui en raison de ses nombreuses qualités ; absence de symptômes » ([2], p. 41) ! Dans une annexe, le DSM4 propose même pour une future édition de doubler l’EGF par une Echelle de fonctionnement défensif d’inspiration psychanalytique (US) dont le niveau supérieur (« niveau adaptatif élevé ») est caractérisé par l’utilisation prédominante des « défenses » suivantes : anticipation, capacité de recours à autrui, altruisme, humour, affirmation de soi, auto-observation, sublimation, répression. On mesurera ici la foncière allergie du rationalisme scientiste vis-à-vis de la division freudienne du sujet, qui commande d’ailleurs l’organicisme structurel de l’approche psychiatrique.

            Sans doute peut-on maintenant situer l’entreprise DSM et ses véritables enjeux. Après trois quarts de siècle de stagnation, et même de régression, on peut affirmer sans grand risque d’erreur que la clinique psychiatrique est close : il semble bien qu’elle ait épuisé les possibilités heuristiques de ses postulats fondateurs, s’il est en revanche évident qu’elle constitue toujours un précieux trésor de connaissances et une « table d’orientation » irremplaçable pour la pratique. De même semble obsolète la fonction conservatoire des grands systèmes doctrinaux de la psychiatrie humaniste, tel celui d’Henri Ey, qui tentaient de maintenir les métaphores fondatrices de la clinique dans un compromis stratégique avec la psychanalyse. Sur le plan clinique, cette dernière, incontestablement, a pris la relève – la théorie borroméenne du dernier Lacan pourrait ainsi lever bien des difficultés conceptuelles de la clinique des psychoses, en particulier autour de la question de la mixité des tableaux et des trajectoires, question d’ailleurs aussi difficile jusque-là pour la nosographie psychanalytique que pour la clinique classique. Mais en dehors même du manque de rigueur, du caractère trop artistique des théories psychanalytiques et de leur incontestable inachèvement actuel, il n’est guère pensable que la psychanalyse, aussi plébiscitée soit-elle par la demande, puisse se substituer sur le plan social, dans un monde de plus en plus exigeant sur les plans juridique et administratif,  à l’édifice obsolescent mais encore imposant de la Psychiatrie clinique, et répondre ainsi à l’appel d’offres de la société, qui s’adresse d’abord et avant tout au discours de la Science.

             De là la fabrication du DSM : un semblant, qui s’efforce, sans métaphore et sans le moindre progrès tangible, de « faire science » en proposant en fait une procédure essentiellement technique, conforme à la conception pragmatiste anglo-saxonne de la Science. Il s’agit de répondre aux attentes des pouvoirs publics, des laboratoires pharmaceutiques, de la recherche biologique, des compagnies d’assurances et des mutuelles – comme chacun le sait désormais, d’énormes enjeux financiers se jouent en coulisse – accessoirement de la Justice, tout en contrant rivaux (psychologues, paramédicaux, travailleurs sociaux) et adversaires – il faudrait mesurer l’impact de la contestation anti-psychiatrique, cette fille naturelle du freudisme, dans la violence de la réaction DSM. La méthodologie du DSM, quant à elle, est une innovation originale pour une entreprise affichant une ambition scientifique : le vote ; c’est par l’intermédiaire de cette procédure foncièrement politique que les groupes de pression – les puissantes associations de parents, d’usagers ou les lobbies pharmaceutiques – interviennent désormais directement dans la nosographie : cf. en particulier le devenir alarmant de la clinique des psychoses de l’enfant.

            Au moins dira-t-on, préserve-t-on l’essentiel : le legs de la clinique psychiatrique. Voire : l’empirisme doctrinal anglo-saxon risque bien de ramener irrémédiablement à la première phase syndromique, tout à fait suffisante d’ailleurs comme clinique de la médication psychotrope. De toute façon, qu’attendre d’une entreprise fondée sur un déni de la réalité (jaspersienne) et sur une tentative de revanche réactionnaire et régressive sur un véritable et incontestable progrès de la connaissance (et de la conscience) : la psychanalyse freudienne ? Il y a tout juste un siècle, Watson fondait le behaviorisme sur les méthodes de la psychologie animale, en réaction à l’échec manifeste de la psychologie expérimentale élémentiste et introspective, démontré par les pères de la phénoménologie et du gestaltisme. Les DSM représentent une réaction fondamentaliste tout à fait homologue, portée par la régression culturelle globale de l’Amérique contemporaine, après la digestion et la relégation symbolique de la génération d’immigrants intellectuels européens qui firent sa brillante culture universaliste d’après-guerre[3].

Bibliographie

  • – American Psychiatric Association, DSM3 R, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson, 1989.
  • – —————————————–, DSM4 TR, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson, 2004.
  • – Asperger, H, (1944), Les Psychopathes autistiques pendant l’enfance,Synthelabo, Le Plessis-Robinson, 1998.
  • –  Bercherie, P. (1980), Les Fondements de la Clinique. Histoire et structure du savoir psychiatrique, Paris, L’Harmattan, 2004.
  • – ————– (1981), « A propos du DSM3 » in Clinique psychiatrique, Clinique psychanalytique. Etudes et Recherches 1980-2004, L’Harmattan, Paris, 2005.
  • – Bleuler, E. (1916), Textbook of Psychiatry, New York, Arno Press, 1976.
  • – Freud, S., Introduction à la psychanalyse,1973, Petite Bibliothèque Payot, Paris.
  • – Jaspers, K. (1913), Psychopathologie générale, Paris, Alcan, 1933.
  • – Lacan, J., Ecrits , 1966, Seuil, Paris.

(10)- Milner, J.-C., Le Juif de savoir, Paris, Grasset, 2006.

(11) – Todd, E., Après l’Empire, Paris, Seuil, 2003.


[1] Texte d’une intervention aux Journées de l’APREPA du 24-25 mars 2010 sur Le Diagnostic en psychiatrie à l’EPSAN, Brumath.

[2] Une illustration parmi bien d’autres, qui a surtout l’intérêt de provenir du dernier texte isolant un grand syndrome clinique : « pour montrer l’unité de ce type, il y a un autre trait : sa constance. A partir de deux ans, ces traits sont très reconnaissables – ils perdurent toute la vie […] Il y a des traits qui apparaissent et qui disparaissent au cours du développement et les difficultés changent. Mais l’essentiel reste invariable. Les difficultés qu’a le petit enfant, quand il apprend le savoir-faire de la vie pratique et l’adaptation sociale, résultent de la même perturbation qui est aussi à l’origine des problèmes de l’écolier, des problèmes d’adolescence, des problèmes professionnels et que nous rencontrons dans les conflits matrimoniaux et d’adultes. C’est donc l’unité des symptômes et leur constance qui rend cet état aussi typique » (Hans Asperger, Les Psychopathes autistiques pendant l’enfance, pp. 105-106 – je souligne).

[3] Cf. l’analyse d’Emmanuel Todd dans Après l’Empire, en particulier sa description du dopage de la base anthropologique libérale anglo-saxonne, plutôt pauvre culturellement, par l’immigration issue des zones européennes d’éducation autoritaire. Jean-Claude Milner souligne pour sa part l’animosité revancharde envers les intellectuels juifs réfugiés d’Europe centrale, « le mépris affiché à l’égard de Bettelheim  et de Freud […] Car le temps des réquisitoires est venu […] N’ont-ils pas apporté avec eux les brumes et les pestilences des années 30 et de la Mitteleuropa ? Leur thématique de film noir n’a-t-elle pas affaibli l’éclatante robustesse des sciences pour ingénieurs ? N’a-t-elle pas corrompu la foncière bonne volonté de l’homme démocratique ? Aux Etats Unis, les lointains héritiers du pragmatisme et du behaviorisme ont suffisamment rongé leur frein pour préparer d’éclatantes vengeances » ([9], pp. 171-172 – c’est moi qui souligne).



5 – LACAN et CLERAMBAULT. Raison d’un détour

      Il y a une incontestable énigme de la relation de Jacques Lacan à G.G. de Clérambault, à simplement considérer au fil des années les revirements à cent quatre-vingt degrés de l’appréciation de l’ancien élève envers son maître. Qu’on en juge :
      – en 1931, dans le premier des textes que, dans l’Exposé général de ses travaux scientifiques (1933), il compte dans ses « travaux originaux », Structure des psychoses paranoïaques, reprenant à propos de la délimitation des délires en secteur et des délires en réseau (psychoses passionnelles et délire d’interprétation dans la conception de Clérambault), la métaphore du vertébré et de l’annélide, Lacan indique en note : « cette image est empruntée à l’enseignement verbal de notre maître, G. de Clérambault, auquel nous devons tant en matière et en méthode, qu’il nous faudrait, pour ne point risquer d’être plagiaire, lui faire hommage de chacun de nos termes » (n 6 p. 10). Retenons tout de même au passage la présence, certes aussitôt conjurée, de ce thème du plagiat dans un hommage si appuyé.
      – en 1932, dans sa thèse, alors qu’il propose cette fois l’image de la plante pour illustrer sa conception de l’homogénéité structurale de toutes les strates du délire, des phénomènes élémentaires à l’organisation thématique systématisée, Lacan revient sur sa note de 1931 : « assurément, cette image est plus valable que la comparaison avec l’annélide que nous avions empruntée, dans une publication antérieure, aux approximations hasardeuses d’un enseignement tout verbal » (n. 58, p. 297). Il faut d’ailleurs remarquer que l’ensemble de la thèse de Lacan est d’une violence polémique si constante envers Clérambault qu’on pourrait relever, sinon à chaque page, du moins plusieurs fois par chapitre, les allusions les plus critiques, au point qu’on peut en grande partie la considérer comme une machine de guerre contre son ancien maître – nous y reviendrons.
      – aussi n’est-on pas peu surpris de voir Lacan, dans son grand texte de 1946, Propos sur la causalité psychique, déclarer : « Clérambault fut mon seul maître dans l’observation des malades. Je prétends avoir suivi sa méthode dans l’analyse du cas de psychose paranoïaque qui fut l’objet de ma thèse » (Ecrits, p. 168).
      – Lacan ne variera plus désormais : ainsi, en 1966, dans la présentation dans les Ecrits de ses premiers textes (« De nos antécédents »), à propos de la « méthode d’exhaustion clinique dont (sa) thèse en médecine est l’essai », voulant « pointer l’origine de  cet intérêt », il précise : « elle tient dans la trace de Clérambault, notre seul maître en  psychiatrie » (p. 65). On notera la nouvelle promotion de Clérambault, de la simple observation des malades de 1946 à la psychiatrie prise globalement de 1966. Evidemment, tout cela donne une impression ni très claire, ni très ordonnée, Lacan ne s’étant bien entendu jamais expliqué sur ses revirements et leur étonnante amplitude, laissant ainsi la porte ouverte à toutes les interprétations et les supputations sur sa bonne foi ou ses silences embarrassés – lors de la republication de sa thèse en 1975, alors qu’une édition pirate circule déjà depuis un certain temps, ne reconnaît-il pas dans le prière d’insérer de la dernière page de couverture : « thèse publiée non sans réticence » ? On aura par ailleurs remarqué que la republication avec la thèse de l’ensemble des « Premiers écrits sur la paranoïa » n’inclut curieusement pas le texte de 1931 où figure l’hommage appuyé cité ci-dessus.      
      Entretemps d’ailleurs, le dossier de la relation Lacan-Clérambault s’est pas mal étoffé. Il semble bien ainsi, d’après plusieurs témoins de l’époque (en particulier Paul Sivadon), que Clérambault avait en 1931 brutalement rompu avec son ancien élève, en l’accusant de plagiat. Le texte qui aurait provoqué la colère du maître, dont la susceptibilité sourcilleuse sur la question de la propriété intellectuelle est par ailleurs bien connue, de même que le caractère hautain et ombrageux, serait le texte de 1931, Structure des psychoses paranoïaques, ce qui ne résiste guère à l’examen. Car si l’enseignement cliniquede Clérambault est effectivement soigneusement démarqué dans ce texte pour être intégré à un cadre doctrinal déjà original, ce qui n’a pu bien sûr qu’exaspérer notre homme, son nom y est cité huit fois et l’hommage si révérencieux déjà mentionné, où Lacan semble prendre ses précautions vis-à-vis de l’accusation de plagiat, ne laisse aucune place à la polémique.
      Il reste cependant, dans la thèse de 1932, une trace non équivoque de la controverse. A propos d’un certificat d’internement rédigé « par l’expert psychiatre qui du fait de l’intérêt qu’il a su provoquer autour de la conception du délire passionnel, peut-être considéré comme le spécialiste de la question » (p. 329  – on aura sans grande peine reconnu Clérambault), Lacan, terriblement acide tout au long de ce passage, indique en note : « nous épargnons ce texte à nos lecteurs. Au reste, toutes les productions de son auteur, fût-ce les plus publiques, sont placées sous la sauvegarde d’une exclusivité à laquelle nous nous garderons désormais d’attenter » (n. 16 p. 330). Il semble donc bien s’être agi de plagiat, mais sur une production publique, c’est-à-dire un certificat – certificats, rappelons-le, que Clérambault, du fait de ses fonctions de médecin-chef de l’Infirmerie Spéciale de la Préfecture de Police de Paris, produisait en grand nombre et dont il fut, de l’avis unanime, le maître incontesté.
      J.-C. Maleval, dont nous suivons sur ce point la minutieuse enquête, semble avoir résolu le mystère : le texte incriminé ne serait pas Structure des psychoses paranoïaques, mais Ecrits inspirés : schizographie, texte où des fragments de certificat d’un style typiquement clérambaldien semblent bel et bien cités sans indication de source ni d’auteur et qui date lui aussi de 1931. Clérambault aurait saisi le prétexte pour épingler le traître, ce trop brillant disciple qui lui empruntait son enseignement clinique pour le faire servir à illustrer des vues doctrinales inspirées de son ennemi juré, son rival Henri Claude, médecinchef de la Clinique des maladies mentales et de l’encéphale (la rivalité des deux institutions était notoire), celui qu’il se plaisait à brocarder de vouloir « se faire un nom avec deux prénoms »…
      Lacan prend donc une dure revanche en 1932 dans sa thèse, mais que s’estil passé ensuite ? Certes, Clérambault est mort en 1934 et l’on pourrait gloser à loisir sur la mort du père et ses effets, si le grand texte de Lacan de 1938, les Complexes familiaux, ne se montrait encore tout aussi sévère envers « ces piètres pathogénies qui ne sauraient plus même passer actuellement pour représenter quelque genèse « organique » : […] la réduction de la maladie à quelque phénomène mental, prétendu automatique » (p. 85 – on aura là encore reconnu Clérambault et son dogme de l’automatisme mental).
      Bref, l’élucidation de ce dossier et de son énigme nécessite sans doute un peu plus que l’examen des enjeux affectifs du conflit personnel de deux personnages hors du commun. Quand il s’agit d’un homme aussi engagé dans sa pensée que le fut Jacques Lacan, peutêtre seraitil plus judicieux d’écarter les tentations psychobiographiques ou tout au moins d’en limiter la portée au style de l’affaire, pour en laisser la compréhension proprement dite au plan des enjeux doctrinaux et épistémologiques d’une relation qui ne me paraît engager rien moins que l’essence du rapport de la psychanalyse à la psychiatrie au fil d’une lente désintrication de leurs champs respectifs. Tout en tenant le plus grand compte de la charge polémique si souvent présente dans les positions lacaniennes – il est de fait que Lacan pense souvent contre tel ou tel auteur, dont les positions cristallisent stratégiquement l’opposition de sa propre pensée ; elle se construit alors symboliquement dans une opposition polémique certes, mais surtout dialectique : ainsi de Clérambault avant-guerre, de Hartmann et consorts, de Sartre, puis sans nul doute de Heidegger ensuite – on s’efforcera donc ici de restituer la logique d’une évolution conceptuelle, comme y engage d’ailleurs le prière d’insérer déjà cité de la dernière page de couverture de la thèse republiée en 1975 : « Thèse publiée non sans réticence. A prétexter que l’enseignement passe par le détour de mi dire la vérité. Y ajoutant : à condition que l’erreur rectifiée, ceci démontre le nécessaire de son détour. Que le texte ne l’impose pas justifierait la réticence ».
      Quel est donc ce détour que désigne ici Lacan dans la trajectoire de sa pensée ? C’est ce que je m’efforcerai d’élucider. Pour cela, je proposerai pour commencer de suivre les suggestions mêmes de la thèse de 1932, en particulier la très forte démarcation qu’y opère Lacan (cf. la première partie : « Position théorique et dogmatique du problème » et ses derniers chapitres historiques très étoffés) entre les écoles allemande et française de psychiatrie. Remarquons d’emblée la très nette affiliation de Lacan aux thèses allemandes : les grands référents du texte de 1932 sont Kraepelin, Bleuler, Jaspers et Kretschmer, les grands maîtres de l’école psychiatrique allemande – de même que Clérambault est l’adversaire désigné, le référent négatif de prédilection. N’est-il pas déjà frappant de noter que ces référents allemands disparaîtront ou se négativeront (cf. en particulier Jaspers) dans les textes lacaniens d’aprèsguerre, alors même que, en sens inverse, la référence à Clérambault deviendra de plus en plus positive, élogieuse, l’affiliation personnelle toujours plus avouée et appuyée ?
II

      Peut-on donc différencier significativement les écoles française et allemande de psychiatrie clinique ? Leurs approches respectives se laissent-elles opposer conceptuellement ? C’est justement ce que j’ai soutenu et cru pouvoir démonter jadis dans un tout autre contexte, à savoir mes travaux sur l’histoire de la clinique psychiatrique. J’en reprendrai donc rapidement l’argument central et situerai pour commencer le cadre global de cette opposition, le mouvement d’ensemble qui structure l’histoire de la clinique psychiatrique (cf. mes Fondements de la Clinique 1) .
      Depuis sa fondation par Philippe Pinel à l’orée du XIXe siècle comme discipline autonome, pure science empirique d’observation et d’analyse rationnelle, méthodologiquement séparée tant des hypothèses étiopathogéniques que des considérations pratiques et thérapeutiques, la clinique psychiatrique traverse trois grandes phases de structuration. La première est directement issue de Pinel lui-même. La folie y est considérée comme un genre homogène, à l’intérieur duquel se découpent des espèces qui se présentent comme des tableaux synchroniques, des syndromes dont le concept se ramasse autour de la manifestation la plus centrale, la plus apparente de l’état morbide. Ainsi, de Pinel à Baillarger et Delasiauve, une analyse qui se fait progressivement plus fine oppose les états d’excitation (manie), les états de dépression (lypémanie), les états délirants (monomanie), les états stuporeux (stupidité), les états d’incohérence (démence), les actes impulsifs (folie ou monomanie instinctive). Ces formes se succèdent, s’associent, se combinent ; leur étiologie est d’ailleurs non spécifique, et elles sont plus pensées comme des types de réactions psycho-cérébrales que comme des maladies au sens moderne, anatomo-clinique, qu’inaugurait Bichat.
      Déjà, cependant, une espèce s’isole progressivement de la folie telle qu’elle se trouve ici conçue : l’idiotie représente un état dont la pathogénie et l’évolution semblent fixées et qui se distingue cliniquement de tout autre. Mais surtout, dès 1822, la découverte fortuite de la paralysie générale par Bayle prépare le bouleversement conceptuel et méthodologique qui trouvera, trente ans plus tard, son théoricien en Jean-Pierre Falret, qui en tire une critique radicale de l’ancienne méthodologie et les principes pour la construction d’une nouvelle clinique : étude de l’évolution de la maladie, du passé et de l’avenir du malade, recherche d’une pathogénie spécifique, recueil des signes négatifs, attention aux petits signes secondaires qui permettent la différenciation d’entités jusquelà confondues dans les « conglomérats disparates » de la nosologie de Pinel et d’Esquirol. En même temps, les liens de la clinique et de la nosologie, étroitement complémentaires depuis Pinel (puisqu’il s’agissait du découpage d’un spectre homogène de phénomènes), se desserrent : la folie n’est plus un genre mais une classe de maladies juxtaposées les unes aux autres dans ce qu’on appellera plus tard une classification-nomenclature. Toute une série de troubles qui, depuis déjà un certain temps, tendaient à s’isoler comme « vésanies symptomatiques » des « vésanies pures », de la folie proprement dite (conception de Baillarger), peuvent déjà répondre à cette nouvelle optique : troubles mentaux de l’alcoolisme, des maladies infectieuses et des lésions cérébrales, folie épileptique. J.P. Falret et ses élèves commenceront à en décrire de nouveaux : folie circulaire, délire de persécution à évolution progressive de Lasègue, persécutés-persécuteurs (futur délire de revendication) et folie du doute avec délire du toucher (névrose obsessionnelle) de Falret fils, etc. Mais surtout Morel, le plus important des élèves de Falret, reprend l’enseignement de son maître en y ajoutant sa touche personnelle : c’est l’étiologie (la pathogénie serait un terme plus exact) qui lui semble constituer le grand principe de l’isolement des « formes nouvelles ». Pour cette immense classe de maladies mentales sans cause organique que Baillarger regroupait dans les « vésanies pures », il va proposer un principe de compréhension et de classement : l’étude du terrain, de la prédisposition, comprise dans les termes de son temps comme dégénérescence héréditaire – ce qui, on le voit, par le biais du regroupement des personnalités pathologiques, aboutit à une assimilation conceptuelle des psychoses à l’arriération. Ainsi ce groupe énigmatique flottera-t-il suivant les conceptions nosologiques, et donc suivant les divisions qu’y opèrent les cliniciens, entre les deux groupes cohérents des troubles organiques d’un côté (tendance Falret) et des états constitutionnels de l’autre (tendance Morel).
      Par là se trouvent jetées les bases de la deuxième clinique psychiatrique, la « clinique des maladies mentales », pour reprendre le titre assigné à la chaire de psychiatrie dans les facultés françaises de médecine. Tout est déjà prêt pour le demisiècle d’observation et de discrimination qui va suivre : la notion d’entités clinico-évolutives déroulant une séquence de tableaux cliniques en un cycle typique, l’opposition des troubles mentaux constitutionnels, s’enracinant dans la prédisposition d’une personnalité tarée, apte à délirer (au sens large) dans des situations vitales données, et des troubles mentaux acquis, d’étiologie organique reconnue.
      Une fois ainsi situé le cadre épistémologique global qui encadre les démarches de la psychiatrie clinique et lui fournit son unité, je proposerai, pour la différenciation des approches singulières propres des deux grandes écoles qui firent cette clinique, de partir d’une remarque de Freud dans la préface (1892) à sa traduction allemande des Leçons du mardi de Charcot : « J’ai insisté ici avec emphase sur les concepts d’ « entité morbide », des séries, du « type » et des « formes frustes » parce que c’est dans leur emploi que réside la principale caractéristique de la méthode clinique française. Cette manière de voir les choses est en fait étrangère à la méthode allemande. Dans le cas de cette dernière, le tableau clinique et le type ne jouent aucun rôle; par contre, d’autres caractéristiques viennent au premier plan, ce qui s’explique par l’évolution des cliniciens allemands : une tendance à faire une interprétation physiologique de l’état clinique et de l’interrelation des symptômes. L’observation clinique française gagne indubitablement en autonomie en reléguant au deuxième plan les considérations physiologiques » (pp. 134-135).
      Cette observation très pertinente me paraît rendre très précisément compte du problème, si l’on veut bien étendre à la psychiatrie ce que Freud situe ici dans le cadre de la clinique neurologique (il s’agit, en l’occurrence, de Charcot et de l’hystérie). L’école française se présente en effet à l’évidence comme acquise à un abord empirique et positiviste de la clinique. Le cadre doctrinal sera mince, plutôt réductionniste, les thèses psychopathologiques sommaires, calquées sur la neuropsychologie des localisations cérébrales (la « mythologie cérébrale » du 19ème siècle), platement rationalistes, voire parfois franchement agnostiques (cf. plus loin l’exemple de Chaslin). L’inspiration est naturaliste, comme le proposait Pinel, le père fondateur, et engendre une méthodologie dont le caractère analytique est sensible aussi bien dans le souci d’isoler des « formes pures » (les « types » de Charcot) permettant la décomposition des « formes mixtes » (association de plusieurs entités pathologiques) que dans la tendance à l’isolement d’un trouble primaire (générateur, dira Minkovski) à différencier de la réaction secondaire du reste du psychisme. Clérambault poussera à son terme la logique de cette démarche dans l’isolement du syndrome érotomaniaque comme dans l’analyse de l’automatisme mental des psychoses hallucinatoires chroniques.
      Dans l’étude des psychoses délirantes chroniques, l’école française concentrera son intérêt sur la période d’état, la phase où l’efflorescence des phénomènes pathologiques est maxima, celle donc qui offre le meilleur champ à sa méthodologie analytique et différencialiste. Elle débouchera ainsi en un demi-siècle d’études minutieuses et patientes sur un herbier de formes cliniques à la morphologie fine et précise, la méthodologie du cas pur et du cas mixte pouvant souvent donner l’impression de constructions un peu forcées quand elle finit par privilégier plutôt le cas rare, comme chez Clérambault. Par contre, la tentative d’appréhension proprement ontologique du problème de la folie demeure peu vigoureuse, ce qui se traduit aussi bien, comme je l’indiquais plus haut, dans le caractère sommaire de thèses psychopathologiques (cf. là encore Clérambault) que dans l’aspect peu systématisé des classifications nosologiques, souvent simple juxtaposition d’entités sur la base du grand cadre global légué par Falret et Morel.
      Sans doute ces caractéristiques sont-elles d’autant plus patentes qu’elles sont ouvertement revendiquées par les plus grands et les plus respectés des cliniciens de l’école française. J’évoquerai pour mémoire Séglas, pour m’arrêter un instant sur son ami Chaslin et son célèbre traité de 1912, dont Paul Guiraud nous dit dans sa préface à l’édition posthume de l’ensemble de l’Œuvre psychiatrique (1942) de Clérambault qu’il figurait dans la maigre bibliothèque de toutes les salles de garde de psychiatrie. De son titre (Eléments de sémiologie et de clinique mentale) à son exergue (« J’ai dit qu’il faut se contenter de décrire certains malades et ne pas essayer de les classer d’une manière rigoureuse » – la citation est de Morel), aux sections de sa classification (troubles mentaux de cause reconnue, troubles mentaux de cause inconnue) ou à la superbe conclusion de son introduction (« A la fin des types cliniques, j’ai inséré quelques observations sur lesquelles il m’est difficile de placer une étiquette ordinaire (ch. XIV : « Types cliniques d’attente ») ; je laisse ainsi la porte ouverte au lieu de la fermer, comme il arrive le plus souvent dans les ouvrages didactiques. Si l’on aime mieux une autre comparaison, ce chapitre de formes inhabituelles ou d’attente (tout aliéniste en rencontre de ce genre) est une petite offrande sur l’autel du dieu inconnu : c’est celui-là seul que je consens à adorer »), il porte la marque de fabrique de l’école française et en élève en même temps à son sommet le style et les positions.
      Si nous passons maintenant à l’examen des positions de l’école clinique allemande de psychiatrie, nous allons pouvoir pratiquement inverser l’ensemble de ces caractéristiques pour en situer le génie propre. Sans doute la forte imprégnation philosophique des aliénistes allemands – on sait la place cruciale de l’enseignement de la philosophie dans le programme des universités allemandes – rend-elle en partie compte du caractère dominant et central de la préoccupation doctrinale dans leur approche, comme le remarquait si justement Freud. Ainsi l’école allemande semble-t-elle s’appuyer sur une conception ontologique de la Folie comme subversion globale, destructrice (au moins tendanciellement) de la subjectivité humaine dans ce qui fait son essence : raison, liberté, unité personnelle – ce qui se traduit en particulier dans son appréhension des formes cardinales des psychoses. Un enseignement fondateur continuera sans nul doute à informer démarches et concepts, celui de W. Griesinger, avec sa doctrine de la monopsychose (psychose unique dont chaque espèce pinellienne représente une étape), dont j’ai pu montrer naguère l’immense influence sur les conceptions freudiennes du champ psychotique.
      Ainsi la méthodologie clinique de l’école allemande sera-t-elle plutôt synthétique, visant la constitution de grandes classes psychopathologiques très extensives cliniquement (qu’on pense en particulier au concept allemand de schizophrénie), de même que les thèses psychopathologiques s’avèrent remarquablement complexes et étoffées, axées sur la globalité et l’irréductible spécificité du psychisme morbide dans une saisie en contraste avec la psychologie normale. Sur le plan proprement clinique, la clinique allemande des psychoses se concentrent sur les formes terminales (plutôt négligées par les Français) où se dénudent les caractères intrinsèques du processus pathologique – soit comme atteinte organique destructrice de la subjectivité (champ des démences et des processus au sens de Jaspers), soit comme échéance d’une existence avortée où l’impasse du destin révèle la faille originaire à l’œuvre dans la constitution psychique (champ des psychopathies dégénératives) – de même que l’examen des prodromes et des formes de début devra tenter de déceler la causalité qui s’y dévoile à travers les signes qui en laissent deviner l’issue.
      Les classifications nosologiques, essentiellement axées sur le pronostic, se présentent comme foncièrement systématiques ; si elles s’efforcent de suivre les grands axes rationnels d’appréhension du phénomène pathologique (aigu/chronique, curable/incurable, partiel/total), c’est avec une nette dominance conceptuelle des derniers termes de ces paires contrastées, ceux qui manifestent au plus clair l’essence ontologique de la folie telle qu’elle se trouve ici appréhendée. Au 20ème siècle, l’école allemande s’est par ailleurs fortement imprégnée des approches psychanalytiques et phénoménologiques ; aussi tend-elle à produire sous forme monographique des études biographiques très détaillées de cas-types de psychoses.
      Cette rapide mise en place des traits contrastés des deux écoles, dont on gardera malgré tout en tête le caractère schématique, en illustre bien la complémentarité ; aussi leur dialogue fut-il particulièrement fécond jusqu’à ce que la Grande Guerre ne l’interrompe définitivement, figeant les positions dans une dernière efflorescence, avant le vertigineux déclin entamé dans les années 30, à l’heure même où le jeune Lacan fait son entrée dans le champ clinique et y fait la rencontre des derniers maîtres encore créatifs, Clérambault tout particulièrement.

III

      Pour situer maintenant les variations et revirements du jugement de Lacan sur Clérambault, il nous faut tenter de restituer l’évolution propre de sa pensée de 1931 à 194656, soit au cours de la phase de constitution de son orientation (le terme me semble mieux convenir que celui de « système ») doctrinale.
      Remarquons d’emblée que les intuitions lacaniennes fondatrices s’enracinent dans une approche fondamentalement doctrinale de la psychopathologie : son souci est de saisir l’objet-folie dans sa nature même, dans son essence ontologique – ce qui, bien sûr, le rapproche aussitôt de l’école clinique allemande. Je relèverai, dans ces intuitions premières, deux points essentiels :
      1°) premièrement, dès le premier texte de notre corpus (Structure des psychoses paranoïaques, 1931) qu’encore une fois, Lacan, dans l’Exposé général de ses travaux scientifiques (1933), classe comme le premier de ses « travaux originaux » (à part des « communications », « rapports » et « traductions »), il avance une notion très personnelle de structure qui va guider ensuite toute sa démarche : « nous le ferons en nous fondant sur la notion purement phénoménologique de la structure des états délirants » (p. 5). Il s’agit de lutter contre la conception caractérologique de la paranoïa avec son corollaire, la « déduction qu’on en pourrait tenter à partir du jeu psychologique normal ». A l’opposé, Lacan affirme « la discontinuité d’avec la psychologie normale et la discontinuité entre eux » (ibid) des différents états paranoïaques en l’occurrence, de l’ensemble des états psychotiques en fait. Ainsi dans l’Exposé cité ci-dessus, Lacan affirme-t-il : « le progrès de la science psychiatrique ne saurait selon nous se passer d’une étude approfondie des « structures mentales », structures qui se manifestent au cours des différents syndromes cliniques et dont l’analyse phénoménologique est indispensable à une classification naturelle des troubles » ( De la psychose…, p. 329) – il précise d’ailleurs bien au passage qu’il emploie le terme depuis le texte de 1931.
      Il faut bien saisir ce qui est en jeu dans ce premier concept séminal du trajet lacanien : rien moins que le souci affiché d’assigner à la folie, à l’opposé d’un certain misérabilisme immanent à l’approche médicalisante, la cohérence logique, l’exemplarité ontologique, bref la signification existentielle globale inhérente à toute expérience subjective dans l’univers humain. Comme le dit Lacan dans un texte publié – il faut le souligner et en comprendre la portée symbolique (on sait la valorisation des formations de l’inconscient en général et des productions morbides en particulier dans un mouvement surréaliste par ailleurs très anti-psychiatrique) – dans la revue surréaliste Le Minotaure (1933) :
      « Or, les travaux d’inspiration phénoménologique sur ces états mentaux (celui tout récent, par exemple, d’un Ludwig Binswanger sur l’état dit de « fuite des idées » qu’on observe dans la psychose maniaque-dépressive, ou mon propre travail sur « La psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité ») ne détachent pas la réaction locale, et le plus souvent remarquable seulement par quelque discordance pragmatique, qu’on peut y individualiser comme trouble mental, de la totalité de l’expérience vécue du malade, qu’ils tentent de définir dans son originalité. Cette expérience ne peut-être comprise qu’à la limite d’un effort d’assentiment; elle peut-être décrite valablement comme structure cohérente d’une appréhension nouménale immédiate de soi-même et du monde. Seule une méthode analytique d’une très grande rigueur peut permettre une telle description; toute objectivation est en effet éminemment précaire dans un ordre phénoménal qui se manifeste comme antérieur à l’objectivation rationalisante. Les formes explorées de ces structures permettent de les concevoir comme différenciées entre elles par certains hiatus qui permettent de les typifier » (ibid., p. 385).
      On relèvera l’insistance sur la discontinuité (« hiatus ») des états psychotiques, mais surtout sur leur cohérence interne que l’observateur ne peut pénétrer qu’en se faisant réceptif au vécu du patient, en se laissant en quelque sorte enseigner par lui (l’« effort d’assentiment »). On comprendra sur cette base le rejet, pour ne pas dire l’allergie, chez le Lacan de cette période, envers tout réductionnisme – réduction d’une expérience globale à un phénomène élémentaire, trouble primaire « automatique », postulat « passionnel », déviance caractérologique, bref trouble fondamental « générateur » sur lequel travaillerait ensuite un psychisme normal séquellaire : le type même de conception familière à l’école française et que manie couramment Clérambault. A l’opposé, la recherche lacanienne d’une cohérence intime entre clinique et essence, phénoménologie et ontologie des expériences délirantes – ce que résume et subsume cette première notion de structure – débouche sur le concept d’une unité de forme de tous les éléments cliniques d’un état délirant, de sa structure conceptuelle à la modalité phénoménologique (« antérieur à l’objectivation rationalisante ») sous-jacente où il s’enracine, d’où la proposition d’un schéma analogique végétal : « cette identité structurale frappante entre les phénomènes élémentaires du délire et son organisation générale impose la référence analogique au type de morphogénèse matérialisée par la plante » (Thèse de 1932, ibid., p.297n.58 – ce passage fait immédiatement suite à celui où, en référence à l’annélide, Lacan brocarde Clérambault). 
      Une telle approche explique la concentration de l’intérêt clinique de Lacan sur les délires chroniques systématisés, qui peuvent au mieux s’y prêter et la soutenir – comme on le sait, Lacan ne s’intéressera jamais vraiment aux états maniaco-dépressifs ou dissociatifs (schizophrénie au sens restreint de la conception française, resserrée autour de l’hébéphréno-catatonie), pour lesquels on ne relève dans son œuvre que quelques brèves et tardives notations (dans Télévision pour les premiers, dans L’Etourdit pour les seconds). Le privilège structural des délires chroniques est par ailleurs, Lacan y insiste à deux reprises dès l’article de 1931, un critère diagnostique décisif : « les psychopathies, en effet, même les plus limitrophes du jeu psychique normal, ne révèlent pas dans le groupement de leurs symptômes une moindre rigueur que les autres syndromes de la pathologie. On ne saurait les analyser de trop près. Car c’est précisément l’atypicité d’un cas donné qui doit nous éclairer sur son caractère symptomatique, et nous permettre de dépister une affection neurologique grossière, de prévoir une évolution démentielle, de transformer ainsi le pronostic d’un délire dont le cadre nosologique essentiel est la chronicité sans la démence » (op.cit., p. 6).
      Les troubles psychiatriques grossièrement organogènes – les troubles neuropsychiatriques, pour reprendre les distinctions conceptuelles du principal interlocuteur de Lacan à cette période, son ami Henri Ey – ne produisent donc qu’une imitation très imparfaite et d’ailleurs labile des authentiques structures délirantes. Derrière Ey, on devine ici l’influence conceptuelle d’un auteur élogieusement cité dans la thèse de 1932, Charles Blondel avec son célèbre livre La conscience morbide (1914), le premier à introduire en France un abord d’inspiration phénoménologique de la psychopathologie – il est d’ailleurs assez frappant d’en comparer la première phrase à celle de la thèse de Jacques Lacan ; qu’on en juge : « la clinique mentale a établi une distinction définitive entre les démences, congénitales ou acquises, aigües ou chroniques, et les troubles mentaux de tout ordre qui ne relèvent pas d’un affaiblissement intellectuel, les psychoses proprement dites » (Blondel) ; « parmi les états mentaux de l’aliénation, la science psychiatrique a dès longtemps distingué l’opposition de deux grands groupes morbides ; c’est à savoir, de quelque nom qu’ils aient été affectés, selon les époques, dans la terminologie, le groupe des démences et le groupe des psychoses » (Lacan) – précisons qu’à rebours du dire de nos deux auteurs, il s’agit là d’une prise de position tout à fait personnelle et qu’elle est loin de représenter un consensus en psychiatrie clinique (cf. en particulier la question continuellement discutée de la psychopathologie de la démence précoce-schizophrénie).

      2°) Passons à notre deuxième point fondamental, l’organicisme, car Lacan est organiciste au moins jusqu’en 1938 (cf. le texte sur les Complexes familiaux) inclusivement. S’il insiste en effet avec force sur la « pathogénie rigoureusement psychogénique » (Thèse, op. cit., p. 349) des psychoses paranoïaques – auxquelles il consacre d’ailleurs l’essentiel de son intérêt – il affirme en même temps qu’ « à mesure qu’on appliquera notre méthode à des psychoses plus discordantes, on relèvera des processus organiques plus évidents » (ibid). Dans le grand texte de 1938, il opposera les « névroses familiales » aux « psychoses à thème familial » (je souligne), soulignant ainsi que les complexes familiaux ne fournissent que les thèmes, et non la dynamique, des délires. Ce qu’il explicite d’ailleurs sans ambiguïté : « c’est dire que nous croyons à un déterminisme endogène de la psychose et que nous avons seulement voulu faire justice de ces piètres pathogénies » (Complexes…, p. 85 – il s’agit de ses cibles habituelles d’avant-guerre, Clérambault et Génil-Perrin). « Si nous avons voulu comprendre ces symptômes (paranoïaques) par une psychogénèse, nous sommes loin d’avoir pensé y réduire le déterminisme de la maladie. Bien au contraire, en démontrant dans la paranoïa que sa phase féconde comporte un état hyponoïque : confusionnel, onirique, ou crépusculaire, nous avons souligné la nécessité de quelque ressort organique pour la subduction mentale où le sujet s’initie au délire[…] Ailleurs encore, nous avons indiqué que c’est dans quelque tare biologique de la libido qu’il fallait chercher la cause de cette stagnation de la sublimation où nous voyons l’essence de la psychose » (ibid.).      
      Au-delà de cette référence libidinale, somme toute très freudienne (Freud, comme beaucoup de psychanalystes classiques, évoquerait ici la « constitution » libidinale innée du sujet), relevons plutôt la notation cruciale de « la nécessité de quelque ressort organique pour la subduction mentale où le sujet s’initie au délire ». Ce qui soutient en effet l’organicisme du Lacan de cette période en ce qui concerne les psychoses, c’est l’impossibilité d’attribuer une subversion subjective aussi radicale que celle du délire à des causes « exogènes », c’est-à-dire au type de causalité (« constellations familiales » pathogènes, « incidences familiales » traumatiques – cf. p. 77) qui déterminent les « fixations évolutives » des névroses et leur symptomatologie : « les complexes familiaux (c’est-à-dire freudiens dans la conceptualisation lacanienne d’avant-guerre) remplissent dans les psychoses une fonction formelle[…] ; dans les névroses, les complexes remplissent une fonction causale » (ibid. – je souligne).
      Il y a là, me semble-t-il, un vigoureux sens clinique, pour ne pas dire tout simplement un robuste bon sens : si, dans le fil de l’orthodoxie doctrinale freudienne, on inscrit, comme le fait encore Lacan en 1938, la structuration subjective dans une conception génétique psychologisante, une conception du développement de la personnalité, comme s’exprime déjà Lacan dans sa thèse, les phénomènes psychopathologiques apparaissent forcément comme une déviation pathologique d’un tel développement de sa trajectoire spontanée, naturelle, et l’on ne saurait concevoir que des facteurs exogènes, externes, accidentels, puissent faire plus, justement, que le dévier, mais le subvertir totalement, comme dans la psychose – l’on ne saurait concevoir une causalité pathogène plus puissante que celle à l’œuvre dans les névroses. Car les psychoses se présentent, non à l’instar des névroses, comme des déviations du développement dont peut rendre compte l’influence d’une causalité exogène, mais comme des agénésies, des arrêts complets du développement de la personnalité, au point qu’on ne puisse même y employer ce terme : « que l’on se rappelle seulement que ces affections répondent au cadre vulgaire de la folie et l’on concevra qu’il ne pouvait s’agir pour nous d’y définir une véritable personnalité, qui implique la communication de la pensée et la responsabilité de la conduite » (p. 78 – aussitôt après, Lacan fait une exception pour certaines formes de paranoïa, dont le cas Aimée de sa thèse constitue le paradigme). Il faut préciser que le terme de « personnalité » recouvre dans la conceptualisation lacanienne d’avant-guerre – et d’ailleurs en accord étroit avec les conceptions du groupe des psychanalystes français (Lafforgue et surtout Pichon : cf. ch. suivant) – l’élaboration accomplie de la subjectivité, qu’elle soit située en terme de conscience et de responsabilité comme ici, dans le droit fil de la pensée philosophique occidentale, ou qu’elle recouvre, au plan métapsychologique, l’achèvement de la deuxième topique freudienne. Aussi doit-on « reconnaître, dans les formes mentales qui constituent les psychoses, la reconstitution des stades du moi, antérieurs à la personnalité » (p. 72), où, du fait de l’échec du processus d’intégration, s’objectivent et s’émancipent, dissociées, les instances constituantes de la topique subjective, aussitôt « que s’effondre le conformisme, superficiellement assumé, au moyen duquel le sujet masquait jusque-là le narcissisme de sa relation à la réalité » (p. 80). Ces considérations ne rejoignent-elles pas tout à fait les prédictions répétées de Freud dans les années 1910, suivant lesquelles les psychoses « nous fourniront l’accès à l’intelligence de la psychologie du moi » (Pour introduire le narcissisme, p. 88) ? Il faut en tout cas situer l’organicisme de Lacan à cette étape du développement de sa pensée comme la rançon logique de la psychogénèse, au sens interactionnel indiqué ci-dessus, pour qui se refuse aux idéalisations ferencziennes.

IV

      Ayant ainsi cerné la configuration qui préside aux intuitions cliniques du jeune Lacan, il nous devient possible d’y situer une sorte de conflictualité interne qui rende compte de la complexité de l’évolution de sa pensée. S’il est clair en effet que l’essentiel de ses positions doctrinales (recherche d’une appréhension ontologique de la folie, rejet de tout réductionnisme, souci de saisir une cohérence globale, conception d’une subversion radicale de la subjectivité) explique son affinité principielle pour l’approche allemande, une franche filiation française est en même temps perceptible dans ses intérêts cliniques (concentration sur les délires chroniques conçus comme formes plurielles différenciées), même si la prévalence des enjeux et des conflits théoriques va dans un premier temps l’occulter.
      Reprenons maintenant sur ces bases l’examen de l’évolution des prises de position de Lacan envers Clérambault dans les textes qui jalonnent cette phase cruciale pour la formation de sa pensée : 
      – l’article de 1931 est un texte plutôt éclectique où Lacan tente une sorte de synthèsejuxtaposition de tous les apports cliniques et conceptuels disponibles autour de sa notion personnelle de structure; aussi emprunte-t-il à Clérambault la description des formes cliniques (ce qui trahit clairement la filiation cliniquede cette notion), tandis que les positions doctrinales sont nettement inspirées de l’école de Claude (cité dès la première page de l’article) dont Henri Ey est alors le plus beau fleuron, et dont on sait qu’elle fut la grande introductrice en France des conceptions modernes allemandes. C’est là d’ailleurs ce qui, sans nul doute, déchaîne la fureur de Clérambault.      
      – la thèse de 1932 constitue le premier grand texte dogmatique de Lacan ; cette fois, les prises de position sont claires : Clérambault est d’autant plus dans le collimateur qu’il est, jusqu’à la caricature, le plus représentatif des cliniciens de l’école française de l’après-guerre 1914-1918 – donc un adversaire méthodologique et doctrinal, et non plus une référence clinique ; dans le souci désormais affirmé de cohérence globale, l’écart est impossible entre clinique et ontologie, je l’ai souligné plus haut. Ainsi le déploiement du concept de structure en évacue-t-il la filiation française et clérambaldienne, rejoignant sans doute le ressentiment personnel et le désir de revanche du jeune Lacan.
      – le retournement commence à s’opérer en 1938 dans le premier manifeste proprement psychanalytique de Lacan, ce texte si original et si riche des Complexes familiaux, qui constitue à bien des égards la source de sa pensée, l’équivalent de ce que représente pour Freud l’Esquisse d’une psychologie scientifique. Il y remarque « que d’aucuns, qui ont pu se croire les moins affectés par cette influence (celle de la psychanalyse) rénovèrent la portée clinique de certains thèmes, comme l’érotomanie ou le délire de filiation, en reportant l’attention de l’ensemble sur les détails de leur remaniement, pour y découvrir les caractères d’une structure » (p. 84 – c’est moi qui souligne). On trouve là l’aveu manifeste de la filiation, aussitôt tempéré bien sûr d’un bémol : « mais seule la connaissance des complexes peut apporter à une telle recherche, avec une direction systématique, une sûreté et une avance qui dépasse de beaucoup les moyens de l’observation pure » (ibid). Relevons pour la suite ce thème de l’observation (c’est d’abord, rappelons-le, comme « seul maître dans l’observation des malades » que Clérambault rentre en grâce en 1946) pour retenir que le regret vite étouffé qui apparaît ici n’empêche pas dès la page suivante la reprise d’une critique acerbe des « piètres pathogénies » clérambaldiennes. C’est que la conception théorique génétique et fonctionnaliste – cf. la référence très politzérienne p. 21 au behaviorisme associée sur un pied d’égalité à la psychanalyse dans la rupture avec « les abstractions académiques » et la visée du « concret » – qui guide encore Lacan dans ce texte limite considérablement les effets de ce qu’il peut contenir précisément d’anti-académique, en particulier cette approche révolutionnaire du complexe venant suppléer au plan adaptatif à la défaillance de l’instinct chez l’être humain. Il y a là comme un point de tension extrême entre ce qui se présente comme un exposé du développement génétique de la personnalité et une dialectique subjective déjà clairement artificialiste dans ses trois points nodaux (cf. ch. suivant) – mais il est encore trop tôt.
      – en 1946 donc, le retournement s’épanouit dans une revendication totale de filiation au milieu d’un texte où s’affichent pour la première fois, sous un vocabulaire (« psychogénèse », identification) et une conceptualisation (fonction de l’imago, mode imaginaire) encore incertains, très marqués d’hégélianisme, l’approche lacanienne du sujet. Lacan a conquis l’idée d’une structuration franchement artificialiste, non psychologique, c’est-à-dire non biologisante, de la subjectivité humaine : « c’est dans l’autre que le sujet s’identifie et même s’éprouve tout d’abord » (p.181). La folie devient immédiatement l’envers et le prix de ce procès, comme ses formes en illustrent divers paliers d’impasse : « car le risque de la folie se mesure à l’attrait même des identifications où l’homme engage à la fois sa vérité et son être. Loin donc que la folie soit le fait contingent des fragilités de son organisme, elle est la virtualité permanente d’une faille ouverte dans son essence. Loin qu’elle soit pour la liberté « une insulte » (Ey), elle est sa plus fidèle compagne, elle suit son mouvement comme une ombre. Et l’être de l’homme, non seulement ne peut-être compris sans la folie, mais il ne serait pas l’être de l’homme s’il ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté » (p. 176).
      Il faut bien situer le pas absolument décisif que vient d’accomplir Lacan, sous une forme certes encore imparfaite : rien moins que d’extraire la psychanalyse du bourbier de la psychopathologie (comme pathologie du développement de l’organe psychique), c’est-à-dire de la compromission avec la psychiatrie, dont l’organicisme était la sanction. Que le balancier aille là trop loin en sens inverse, comme il est de règle, ne nous concernera pas ici, mais en tout cas, un cycle inachevé trouve ici sa clôture, celui entamé par l’investigation freudienne du champ névrotique : ce n’est pas pour rien que la réflexion lacanienne s’est d’emblée et pour l’essentiel construite autour des états délirants. La psychanalyse est désormais sur le chemin d’une conceptualisation propre, autonome, de la structuration subjective, qui restitue à l’histoire du sujet la place régalienne que lui reconnaît la clinique analytique : non pas seulement environnementale, et éventuellement pathogène, mais fondatrice, constituante.Clérambault (et avec lui l’école clinique française) peut alors retrouver sa place fondamentale dans la formation de la pensée lacanienne, d’autant plus aisément que le débat doctrinal devient obsolète et que son nom n’est que l’index d’une référence purement clinique où les positions dogmatiques prennent rang de simples métaphores intuitives : « c’est là où doivent se révéler à nous ces structures de sa connaissance (il s’agit de l’aliéné) dont il est singulier, mais non pas sans doute de pur accident, que ce soient justement des mécanistes, un Clérambault, un Guiraud, qui les aient le mieux dessinées. Toute fausse que soit la théorie où ils les ont comprises, elle s’est trouvée accorder remarquablement leur esprit à un phénomène essentiel de ces structures : c’est la sorte d’ « anatomie » qui s’y manifeste. La référence même constante de l’analyse d’un Clérambault à ce qu’il appelle, d’un terme quelque peu diaffoiresque, « l’idéogénique », n’est pas autre chose que cette recherche des limites de la signification. Ainsi paradoxalement vient-il à déployer sous un mode dont la portée unique est de compréhension, ce magnifique éventail de structures qui va des dits « postulats » des délires passionnels aux phénomènes dits basaux de l’automatisme mental. C’est pourquoi je crois qu’il a fait plus que quiconque pour la thèse psychogénétique » (p. 168).
      L’expression est plus nette, dans un vocabulaire maintenant achevé et maîtrisé (cf. la relève de la « psychogénèse » par la référence à l’ « analyse structurale ») en 1966 : « son automatisme mental, avec son idéologie mécanistique de métaphore, bien critiquable assurément, nous paraît, dans ses prises du texte subjectif, plus proche de ce qui peut se construire d’une analyse structurale, qu’aucun effort clinique dans la psychiatrie française » (p. 65).
      – dans le même mouvement, la configuration conceptuelle qui guidait à l’origine le jeune Lacan va se dissoudre et la référence aux grands noms de la psychiatrie allemande dynamiste et phénoménologique disparaître, d’autant qu’elles véhiculent une métaphysique du moi et de la conscience qui va faire l’objet d’une déconstruction critique sans cesse reprise. Parallèlement, la notion lacanienne initiale de structure se défait : c’est déjà manifeste à travers l’écart qui s’est introduit entre clinique et appréhension doctrinale dans le jugement sur Clérambault et Guiraud, de même que dans la sévère critique de Ey en 1946, prélude à un éloignement toujours croissant. Lorsque, dans son séminaire sur le Président Schreber en 1956, Lacan reprendra minutieusement l’étude du problème des psychoses, une disparité ontologique et conceptuelle radicale s’introduira en particulier entre les phénomènes élémentaires au niveau du signifiant et la « métaphore délirante », calquant les thèses clérambaldiennes de l’automatisme mental et de la superstructure du délire systématisé. C’est alors que Clérambault devient le « seul maître en psychiatrie » de Jacques Lacan.
      Il est, paraitil, bon de terminer un exposé sur un point de suspens, c’est-à-dire d’ouverture. Reste donc pour moi, je l’avoue, un petit mystère : pourquoi, dans le temps même où Lacan hisse son vieux maître à cette place, affirme-t-il de façon totalement erronée : « Clérambault connaissait bien la tradition française, mais c’est Kraepelin qui l’avait formé, où le génie de la clinique était porté plus haut » (p. 66) ? Car l’histoire n’a retenu la notion d’aucun contact entre Clérambault et Kraepelin, s’il est abondamment avéré que le premier fut formé dans le sérail français, à l’école de Magnan, par ses élèves (Legrain, Sérieux, Capgras).
      L’œuvre de Clérambault est d’ailleurs l’édifice le plus imposant construit pour défaire la grande synthèse kraepelinienne, dans le plus pur fil des positions de l’école française (doctrine de la , division des paranoïas). Y aurait-il là, de la part de Lacan, dissimulé dans une paramnésie, une autre reconnaissance de filiation, un vœu de conciliation et de continuité vis-à-vis de son ancienne allégeance aux positions doctrinales de l’école allemande, désormais vouées aux gémonies d’une acerbe critique – cf. le rôle dévolu après-guerre dans les écrits lacaniens au plus célèbre des élèves de Kraepelin, Jaspers ?

      P.S. : Je ne résiste pas au plaisir de citer ici la critique d’un observateur simplement perspicace et objectif qui, sur le dernier point comme sur bien d’autres évoqués ci-dessus, me rejoint sur l’essentiel – si ce n’est sans doute sur le jugement de valeur à porter sur l’ensemble de la dialectique franco-allemande en psychiatrie clinique :
      « Pour notre part, nous n’avons rien retrouvé dans Clérambault de la démarche de Kraepelin. Il est permis de douter si, comme l’écrivait Ey, Clérambault décrit des entités nosographiques. En tout cas, son acharnement à caractériser la forme « pure » de l’érotomanie, typique d’une démarche qui va vers le singulier, est directement inverse de celle de Kraepelin, qui tendait vers le général.
      « L’œuvre de Clérambault nous apparaît comme la dernière survivance d’une démarche typiquement française du XIXème siècle, qui consiste effectivement à multiplier les descriptions précises de tableaux cliniques, sans forcément chercher à les intégrer dans des ensembles plus vastes. Et lorsqu’elle se penche sur les mécanismes psychologiques, ce n’est pas tant non plus pour identifier ce qu’il peut y avoir de commun à plusieurs « tableaux » que pour énumérer tout ce qu’il peut y avoir de particulier à chacun. A ce titre, elle ne peut manquer de fasciner, comme égarée dans notre siècle, à contre-courant des autres. « L’érotomanie » illustre parfaitement cette démarche. Clérambault cherche ce qui est spécifique, afin d’isoler une entité. Que celle-ci mérite le qualificatif de nosographique ou non est une autre affaire. Il ne cherche pas les points communs, mais les différences. Pour aller où, on ne le sait. En effet, l’œuvre de Clérambault évoque irrésistiblement celle d’un entomologiste. On ne la voit pas déboucher sur une perspective plus vaste » (compte-rendu de la réédition de textes de Clérambault sur l’Erotomanie relevé sous la plume d’A.Viallard dans un numéro récent de la revue psychiatrique NERVURE, Mars 1994, p. 33)*.

* Exposé présenté le 26 avril 1994 devant le groupe francohellène de l’Institut du Champ Freudien dans le cadre d’une année consacrée à la Clinique des Psychoses.
BIBLIOGRAPHIE

1) – BERCHERIE, P. (1980) – Les fondements de la clinique 1 – Histoire et structure du savoir psychiatrique, 3ème édition, PARIS, 1991. Editions Universitaires ; réédition L’Harmattan, 2004. .
2) – —————— (1981) – « Constitution du concept freudien de psychose », in Géographie du champ psychanalytique, 1988, PARIS, NAVARIN, pp. 157-171.
3) – BLONDEL, C. (1914) – La conscience morbide, PARIS, ALCAN.
4) – CHASLIN, P. (1913) – Eléments de sémiologie et de clinique mentale, PARIS.
5) – CLERAMBAULT, G.G. de. (1942) -Œuvre psychiatrique, PARIS, PUF, 2 t.
6) – FREUD, S. (1892) – « Préface et notes à la traduction de J.M. CHARCOT, Lecons du mardi à La Salpêtrière 1887-1888 », Standard Edition, LONDRES, t. 1.
7) – ————- (1914) – « Pour introduire le narcissisme » in La vie sexuelle,PARIS, PUF, 1969, pp. 81-105.
8) – LACAN, J. (1931) – « Structure des psychoses paranoïaques », in ORNICAR?, PARIS, n° 44, 1988, pp. 5-18.
9) – ————- (1938) – Les Complexes familiaux, PARIS, NAVARIN, 1984.
10) – ———- (1931-1933) – De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, PARIS, SEUIL, 1975.
11) – ———- (1966) – Ecrits, PARIS, SEUIL.
12) – ————(1955-1956) – Le Séminaire, Livre 3 : les Psychoses, PARIS, SEUIL, 1981.
13) – MALEVAL, J.C. (1994) – « La querelle LACAN-CLERAMBAULT ». Conférence inédite.


4 – Les Fondements éthiques du freudisme : les Etudes sur l’Hystérie

« Le vrai n’est peut-être qu’une seule chose,
c’est le désir de Freud lui-même, à savoir le fait 
que quelque chose dans Freud n’a jamais été analysé ».
                                Jacques LACAN, Le Séminaire XI, p. 16.            

      Il y a dans le mouvement psychanalytique une sous-évaluation générale de l’importance des Etudes sur l’hystérie qui tendent à être considérées certes comme le premier pas de la geste freudienne, mais comme relevant cependant encore de la préhistoire de la psychanalyse, comme en quelque sorte le plus immédiat de ses antécédents. En contrepartie, l’accent et l’intérêt tendent à se déplacer sur la correspondance avec W. Fliess, comme l’atteste bien le titre du volume qui la regroupe (La Naissance de la psychanalyse) – ce qui n’a pas manqué de susciter la thèse très circulaire d’une genèse de la psychanalyse au décours du transfert de Freud sur Fliess via l’épisode de l’auto-analyse, variante spécifiquement psychanalytique du mythe de l’auto-engendrement du héros. Freud lui-même est d’ailleurs en grande partie la source de cette présentation des choses en ce qui concerne les Etudes sur l’Hystérie ; sa conscience un peu confuse des origines exactes de son trajet tient sans doute à sa propension à le voir avant tout déterminé par une séquence de découvertes scientifiques, ce contre quoi, comme on le verra, la présente analyse s’inscrit en faux – mais aussi à la gêne qu’engendre visiblement le poids de la dette qu’il a contractée vis-à-vis de Breuer.
      Qu’on en juge : il commence (1909) par lui attribuer purement et simplement la paternité de la psychanalyse : « Si c’est un mérite d’avoir appelé à la vie la psychanalyse, celui-ci ne me revient pas. Je n’ai pas participé à ses premiers commencements. J’étais étudiant et en train de préparer mes derniers examens, lorsqu’un autre médecin viennois, le Dr Joseph Breuer, appliqua ce procédé d’abord à une jeune fille souffrant d’hystérie (1880 à 1882) » (Cinq conférences sur la psychanalyse, pp. 29-30). A partir de 1914, Freud corrige le tir : « des amis bien intentionnés m’ont fait remarquer, depuis, que j’avais peut-être donné alors une expression inappropriée à ma reconnaissance. J’aurais dû, comme en des occasions antérieures, souligner que le « procédé cathartique » de Breuer constituait un stade préalable de la psychanalyse et ne faire commencer celle-ci qu’au moment où j’ai rejeté la technique de l’hypnose et introduit celle des associations libres » (Sur l’histoire du mouvement psychanalytique, pp. 14-15). La rectification est en effet juste et légitime, mais il se trouve qu’en contrepartie, Freud va maintenant minorer l’importance des Etudes sur l’hystérie et en virer l’intégralité du contenu au compte de Breuer : « si la présentation que j’ai faite jusqu’ici a suscité chez le lecteur l’attente que les Etudes sur l’hystérie sont sur tous les points essentiels de leur contenu factuel la propriété spirituelle de Breuer, eh bien, c’est exactement le point de vue que j’ai toujours défendu et que je voulais cette fois encore exprimer » (Autobiographie, 1925, pp. 37-38). Ainsi décrit-il les Etudes comme intégralement fondées sur le procédé cathartique et ajoute-t-il que « dans la théorie de la catharsis, il n’est pas beaucoup question de la sexualité[…] Si l’on s’en était tenu aux Études sur l’hystérie, on aurait eu du mal à deviner l’importance de la sexualité dans l’étiologie des névroses » (ibid., p. 39).      
      Tout cela est parfaitement inexact : le procédé cathartique se trouve dépassé, l’hypnose abandonnée, et la technique substitutive fondée sur l’association des idées (il ne s’agit pas encore à proprement parler d’association libre, mais d’une sorte de procédé « d’association dirigée ») mis en place dès le deuxième des cas rapportés par Freud (Fr. Lucy R.), la théorie en étant développée en détail dans le quatrième chapitre des Etudes rédigé par Freud tout seul (« Psychothérapie de l’hystérie »). Le quatrième chapitre s’ouvre d’autre part sur des considérations sur « l’étiologie et le mécanisme des névroses » où Freud formule on ne peut plus clairement sa théorie sexuelle : « puisque l’on pouvait parler de cause dans l’acquisition d’une névrose, l’étiologie devait tenir à des facteurs sexuels. Je trouvai encore que, dans l’ensemble, différents facteurs sexuels créaient aussi différents tableaux cliniques des névroses » (Etudes sur l’hystérie, p. 207). Suit une analyse comparée des différentes formes de névroses sexuelles qu’il distingue alors (neurasthénie, névrose d’angoisse, névrose obsessionnelle, hystérie, névroses mixtes).       
      Les Etudes sur l’hystérie, en ne s’en tenant donc même qu’aux critères retenus par Freud lui même (abandon de l’hypnose, théorie sexuelle) représentent donc bien le lieu véritable et le témoignage du moment de naissance de la psychanalyse. J’ajouterai et je m’efforcerai de démontrer ici qu’elles rendent surtout compte du moment originaire où, s’extrayant de ses antécédents, la psychanalyse constitue son orientation générale et affirme son éthique, c’est-à-dire son programme, du moment, donc, de cristallisation des principes fondamentaux du freudisme.

II

Je commencerai par décrire ce qui peut-être considéré comme les basesprincipielles du trajet freudien, c’est-à-dire les éléments que Freud partage avec Breuer ou qu’il hérite de ce dernier, à partir desquels se jouera l’écart singulier, la dérive propre qui enclenche la constitution de la psychanalyse proprement dite.      
      Il s’agit d’abord de l’attitude générale des deux amis vis-à-vis des hystériques et nommément de leur rejet de la théorie de la dégénérescence comme étiologie fondamentale de l’affection hystérique. Je ne reviendrai pas ici sur la théorie de la dégénérescence dont j’ai analysé ailleurs en détail la prégnance sur la théorie générale des névroses et des psychoses dites « fonctionnelles » (non organogènes) dans la neuropsychiatrie du 19ème siècle; rappelons simplement que, d’une part, elle enracine donc ces troubles névrotiques ou mentaux dans la conception globale d’un dysfonctionnement psychologique héréditaire et organogène de type malformatif et, d’autre part, que cette conception générale d’une infériorité, d’une tare psychologique véhicule une perception péjorative du patient dont on ne peut plus avoir qu’une faible idée de nos jours au vu des théories modernes de type génétique qui en sont les héritières directes, mais qu’on peut sans doute évaluer quelque peu en référence à l’aboutissement pratique direct de cette théorie, c’est-à-dire aux camions à gaz et aux 80.000 morts des institutions psychiatriques du Troisième Reich.      
      C’est donc une position très singulière, très personnelle, que prennent Breuer et Freud lorsqu’ils affirment dans la « Communication préliminaire » des Etudes sur l’hystérie « qu’on trouve parfois parmi les hystériques des personnes possédant une grande clarté de vue, une très forte volonté, un caractère des plus fermes, un esprit des plus critiques » (Etudes, p.9). Relevons, dans le même fil, l’appréciation de Freud sur la personnalité de la première patiente à laquelle il applique le procédé cathartique, Emmy Von N : « nous avions affaire à une femme remarquable, d’une haute moralité, prenant au sérieux ses devoirs et dont l’intelligence et l’énergie vraiment viriles, la grande culture et l’amour de la vérité, nous en imposaient à tous deux, alors que son souci du bien-être des gens d’une situation inférieure à la sienne, sa modestie innée et l’élégance de ses manières en faisaient réellement une grande dame » (ibid., p. 81).      
      Freud n’a d’ailleurs pas attendu les Etudes sur l’hystérie pour prendre une telle position sur cette question cruciale. Dès 1888, dans un article (« Hystérie ») écrit pour une encyclopédie, il affirmait que « ce qui est vulgairement décrit comme un tempérament hystérique peut-être présent dans l’hystérie, mais n’est absolument pas nécessaire à son diagnostic[… ]Beaucoup de patients qui appartiennent à cette classe sont parmi les gens les plus aimables, les esprits les plus clairs, les volontés les plus fortes »(Standard Edition, tome 1, p. 49). Chaque fois qu’il aborde un nouveau champ psychopathologique, c’est d’ailleurs armé des mêmes principes; ainsi des états phobo-obsessionnels qu’il étudie dans son article de 1895 (« Obsessions et Phobies ») en formulant d’entrée de jeu qu’ »il n’est pas justifié de les faire dépendre de la dégénération mentale » (Névrose, psychose et perversion, p. 39). Quinze ans plus tard aussi bien, il notera au sujet du « roman familial du névrosé » (article de 1909) qu’ « une activité fantasmatique importante est en effet inhérente à la nature de la névrose ainsi qu’à celle de toute personnalité supérieurement douée » (ibid., p. 158).      Précisons qu’il ne s’agit en rien, dans tout cela, de récuser totalement la théorie de la dégénérescence : il ne s’agit que de la valeur explicative de cette théorie pour la compréhension étiopathogénique des névroses. Au reste, pour restituer dans sa totalité le passage de la « Communication préliminaire » cité plus haut, il y est affirmé que « nos expériences[…] mettent en lumière les contradictions existant entre l’assertion selon laquelle l’hystérie serait une psychose et le fait qu’on trouve parfois parmi les hystériques des personnes, etc… ». Pour Breuer et Freud, la psychose relève donc tout à fait de la théorie de la dégénérescence et Freud continuera longtemps à recourir au terme et au concept – qui, conformément d’ailleurs à son origine historique, morellienne, a chez lui une forte tonalité éthique, rendant donc compte, au-delà du champ psychotique, des déviations du caractère et du comportement que centre la notion psychiatrique de perversion. Ainsi, dans son article technique de 1904, « De la psychothérapie », Freud précise au sujet des indications de la cure analytique qu’ « il faut refuser les malades[…] dont la caractère n’est pas assez sûr[…] La maladie d’un patient ne doit pas nous dissimuler la valeur véritable de ce dernier[…] La psychothérapie analytique n’est pas un procédé de traitement de la dégénérescence névropathique, c’est au contraire là qu’elle se trouve arrêtée » (La technique de la psychanalyse, p. 17). En effet : « des malformations de caractère très enracinées, les marques d’une constitution vraiment dégénérée, se traduisent dans l’analyse par des résistances presque insurmontables » (« La méthode psychanalytique de Freud », 1904, ibid., p. 7). De même, dans le chapitre « Considérations théoriques » des Etudes sur l’hystérie, Breuer récuse la théorie de l’hystérie de Pierre Janet en arguant entre autre du fait que « Janet a établi ses conceptions principales en étudiant à fond les hystériques débiles mentaux que recueillent les hôpitaux et les asiles » (p. 187) – bref que ses conceptions dérivent de l’étude d’associations morbides mal désintriquées.      
      Ce qui est en tout cas évident et qu’il faut apprécier à sa juste importance, c’est que le rejet de la conception dégénérative de l’hystérie (et des autres névroses) crée immédiatement un champ ontologique inédit, celui d’une classe de troubles psychologiques à laquelle va pouvoir s’appliquer une théorie presque purement psychogénétique (presque, puisqu’il demeure la notion d’une prédisposition déterminant la forme particulière du symptôme – cf. la « complaisance somatique » pour l’hystérie), de même que cette mutation épistémologique ouvre aussitôt la voie à l’idée d’une cure psychologique, brèche que Freud va donc investir et explorer dans toutes ses conséquences. Relevons pour l’instant que le préalable indispensable, la porte d’entrée en quelque sorte de l’investigation freudienne, consiste dans une prise de position dont la consistance éthique est si manifeste, qu’elle se présente à la limite comme une sorte d’extension présomptive des principes des droits de l’homme, du respect de la personne humaine et d’égalité juridique aux patients névrosés.      
      Il faut en même temps souligner quel écart considérable se creuse là entre Breuer, et surtout Freud – puisque la théorie des « états hypnoïdes » rapproche encore Breuer de l’orthodoxie neuropsychologique – et les bases mêmes de la posture psychiatrique : la conception d’un règne principiel de la conscience sur le fonctionnement psychique normal (théorie de l’automatisme), transcription directe de la tradition cartésienne, est l’organisateur épistémologique central de la connaissance psychiatrique, qui ne peut se passer d’un paradigme de la normalité psychique pour valider ses repérages nosologiques (cf. ch. 2). A l’opposé, Freud professera bientôt que « l’homme sain est un névrosé en puissance[…] (et que) la différence entre la santé nerveuse et la névrose n’est […] qu’une différence portant sur la vie pratique » (Introduction à la psychanalyse, p. 434). Car « la maladie […] ne suppose ni destruction de l’appareil, ni création de nouveaux clivages internes; il faut l’interpréter de manière dynamique, comme un renforcement ou un affaiblissement des composantes d’un jeu de force, dont les fonctions normales nous dissimulent beaucoup l’effet » (Interprétation des rêves, p. 517).      
      Venons-en maintenant à la deuxième des bases fondamentales du trajet de Freud, à savoir l’acquis de Breuer, investi dans une position personnelle et une conception thérapeutique que résume le concept de catharsis. Freud va nous en fournir une brève formulation : « Breuer qualifiait notre procédé de cathartique; on lui assignait comme finalité thérapeutique de canaliser le quantum d’affect utilisé à entretenir le symptôme, qui s’était fourvoyé sur de fausses routes et qui s’y était pour ainsi dire coincé, vers des voies normales par lesquelles il put être déchargé (abréagi) » (Autobiographie, p. 38). Relevons la forte connotation médicale et thérapeutique de cette conception de « l’abréaction » : il s’agit de soulager le patient de l’objet pathogène (l’affect coincé, en quelque sorte « enkysté » dans son psychisme) qui le perturbe – d’où le modèle de la purge (catharsis en grec) qui structure l’action de Breuer (Anna O. dit « ramonage ») et le rattache directement à la grande tradition thaumaturgique des cures magico-cérémonielles et du magnétisme animal. Freud, d’ailleurs, en reprend au départ l’esprit et déclare au sujet de son premier cas, Emmy von N. : « ma thérapeutique[…] chercha, jour après jour, à dissiper et à liquider tout ce que la journée avait ramené à la surface, jusqu’à ce que la réserve accessible de souvenirs morbides parût épuisée » (Etudes, p. 70).
      En contrepoint, la posture thérapeutique de Breuer apparaît patiente, réceptive, attentive aux suggestions de sa patiente, ce qui est évidemment à mettre en relation avec le rôle crucial d’Anna O. dans la constitution du procédé cathartique – et à rapprocher de l’attitude des magnétiseurs. On dirait de nos jours qu’il fonctionne pour l’essentiel dans la demande de sa patiente, et à l’extrême, l’attitude de Breuer me paraît significativement illustrée par ce passage du protocole de la cure : « lorsque son humeur redevenait maussade et qu’elle refusait de parler, je devais l’y contraindre en insistant, suppliant » (ibid., p. 22 – c’est moi qui souligne). On verra qu’on aurait du mal à trouver l’équivalent d’une telle formulation chez Freud, qui se situe bien plutôt aux antipodes d’une telle posture. Mais c’est en tout cas cette posture qui permet à Breuer de (re)découvrir la valeur de l’écoute dans une relation thérapeutique au long cours – ainsi constate-t-il que tout se passe mieux pour sa patiente  »  lorsqu’on la laissait tranquillement et sûrement dévider l’écheveau de son souvenir  « (p.26).                                    

III

      Ayant ainsi situé la plate-forme initiale sur laquelle s’enlèvera le trajet freudien, venons-en à décrire ce dernier, et pour commencer, à tenter de cerner, en opposition à celle de Breuer, la position de Freud. Celui-ci n’a jamais dissimulé son peu de motivation proprement thérapeutique. Ainsi confie-t-il en 1896 à Fliess : « je n’ai aspiré, dans mes années de jeunesse, qu’aux connaissances philosophiques et maintenant je suis sur le point de réaliser ce vœu en passant de la médecine à la psychologie. C’est contre mon gré que je suis devenu thérapeute » (La naissance de la psychanalyse, pp. 143-144). En 1927, il n’a pas varié et en tire argument dans sa défense de l’analyse profane : « après quarante et un ans d’activité médicale, la connaissance que j’ai de moi-même me dit qu’au fond, je n’ai jamais été un véritable médecin. Je suis devenu médecin par suite d’une déviation forcée de mon dessein originel, et le triomphe de ma vie consiste à voir retrouvée, après un long détour, la direction initiale » (La question de l’analyse profane, « Postface », p. 145).      
      Freud  a décrit à diverses reprises la façon dont son maître vénéré, Brücke, l’avait dissuadé, vu son état de fortune et le peu de perspective de promotion académique qui s’ouvrait à lui, de poursuivre sa carrière initiale de chercheur en histophysiologie, pour l’engager à terminer ses études de médecine et à s’orienter vers la pratique neurologique. Ce qu’il a toujours revendiqué, c’est d’abord et avant tout ce qu’il situe lui-même comme désir de savoir, une fondamentale épistémophilie : « pendant ces années de jeunesse, pas plus du reste que par la suite, je n’éprouvais aucune prédilection particulière pour le statut et l’activité de médecin. J’étais plutôt mû par une sorte de désir de savoir, lequel se rapportait toutefois plus à la condition humaine qu’à des objets naturels » (Autobiographie, p. 15). C’est également l’une des motivations qui le fait s’intéresser au récit de Breuer, reprendre le procédé cathartique et tenter d’en étendre le champ d’application : « non seulement ce procédé paraissait plus efficace que la simple injonction ou interdiction suggestive; il satisfait aussi le désir de savoir du médecin, qui avait tout de même le droit d’apprendre quelque chose de l’origine du phénomène qu’il s’efforçait de supprimer par la monotone procédure suggestive » (ibid., p. 33).      
      C’est donc le désir de savoir, qui s’investit au départ dans une pure activité de recherche, et que sous-tend également la brûlante ambition de se faire un nom dans le champ de la science (cf. la désastreuse aventure juste antécédente de la coca), qui va être le moteur de l’engagement de Freud dans l’exploitation du procédé cathartique, puis de la démarche psychanalytique. Mais il faut souligner qu’il aura pour cela fusionné avec un autre ingrédient remarquable de la posture freudienne, d’abord investi dans le passage par l’utilisation suggestive de l’hypnose : il s’agit de la forte propension de Freud  à une attitude directive autoritaire vis-à-vis de ses patients. En témoigne en particulier le vocabulaire combatif, voire violent et guerrier, utilisé entre autres dans l’article qu’il consacre en 1890 à l’hypnose suggestive, le « Traitement psychique » : « à partir du moment où les médecins ont clairement reconnu l’importance de l’état psychique dans la guérison, il leur est venu à l’idée de ne plus laisser au malade le soin de décider du degré de sa disponibilité psychique, mais au contraire de lui arracher délibérément l’état psychique favorable grâce à des moyens appropriés. C’est avec cette tentative que débute le « traitement psychique moderne » (Résultats, idées, problèmes, T. 1, p. 12 – c’est moi qui souligne). Après avoir mis en valeur le fait que les possibilités de succès du traitement dépendent « de l’obéissance et de la crédulité » du patient (cf. p. 15) à quoi s’oppose « l’obstacle capricieux » de « l’autocratisme de la vie psychique » (p. 18) – soit le refus par le patient de la domination exercée par le thérapeute – Freud conclut que « la victoire de la suggestion sur la maladie n’est donc pas acquise d’avance[…] Un combat reste nécessaire, dont l’issue est très souvent incertaine » (ibid., p. 22 – c’est moi qui souligne).
      Certes Freud l’a toujours affirmé, il n’aime pas l’hypnose, ni la technique suggestive, et il abandonnera l’un et l’autre dès qu’il en aura la possibilité : « or, l’hypnose m’était bientôt devenue antipathique parce qu’elle constituait un auxiliaire hasardeux et pour ainsi dire mystique » (Cinq conférences, p. 54); « l’exploration en hypnose, dont j’avais connaissance par Breuer, devait nécessairement se révéler sans comparaison plus attrayante, par son effet automatique et la satisfaction simultanée de la passion de savoir, que la monotone et violente interdiction suggestive, qui détourne de toute recherche » (Sur l’histoire du mouvement psychanalytique, pp. 17-18). Bien qu’il relève la violence du procédé suggestif, il est clair que c’est sa monotonie, et surtout sa stérilité épistémologique et son irrationalité – précisons : l’absence de toute autre perspective, de toute autre signification principielle ou référence éthique dans l’hypnose suggestive, que l’objectif médical de la suppression du symptôme – qui rebutent Freud : « à la longue, ni le médecin, ni le patient ne peuvent tolérer la contradiction entre la dénégation décidée de la maladie dans la suggestion et sa nécessaire reconnaissance hors de celle-ci » (« Préface et notes à la traduction de J.M. CHARCOT, Leçons du mardi à la Salpêtrière » (1892), in Standard Edition, T. 1, p. 141).      
      Car, après même l’abandon de l’hypnose, on retrouve la même autorité, la même pugnacité, la même violence en fin de compte, dans le texte des Etudes sur l’hystérie. Qu’on en juge d’après quelques citations surtout choisies pour leur valeur impressionniste : « je décidai d’utiliser comme point de départ l’hypothèse suivante : mes malades étaient au courant de ce qui pouvait avoir une importance pathogène, il s’agissait seulement de les forcer à le révéler » (Etudes, p. 86) ; « je le savais pertinemment, elle avait eu une idée qu’elle me dissimulait, mais elle ne se débarrasserait jamais de ses maux, tant qu’elle me cacherait quelque chose » (ibid., p. 122) ; « la représentation pathogène soi-disant oubliée est là, toute proche, on y accède par des associations facilement accessibles, il ne s’agit ainsi que de supprimer un certain obstacle qui semble ici encore être la volonté du patient » (ibid., p. 225) ; »il s’agit surtout pour moi de deviner le secret du patient et de le lui lancer au visage » (ibid., p. 227 – c’est toujours moi qui souligne).      
      Les retombées d’une telle posture sont immédiates et d’une extrême importance. Pour commencer, Freud n’a jamais réellement pratiqué le procédé de Breuer : la première fois où il l’utilise (cas Emmy von N.), il lui adjoint d’emblée des injonctions systématiques d’oubli des souvenirs traumatiques remémorés – « mon traitement consiste à effacer ces images afin d’en empêcher le retour » (p. 39) – qui laisseront d’ailleurs derrière elles une dysmnésie durable (cf. p. 46 n. 1). Ainsi, à l’opposé de la position patiente et réceptrice de Breuer, investit-il d’emblée le procédé cathartique d’une dimension activiste, voire inquisitric, qui le fait très vite (dès son deuxième cas des Etudes, « Fr. Lucy R ») glisser de la catharsis proprement dite, soit de l’axe rétention-abréaction, au thème aussitôt prégnant dans sa pensée et sa pratique de la révélation d’un secret : « l’intérêt qu’on lui témoigne, la compréhension qu’on lui fait pressentir, l’espoir de guérir qu’on fait luire à ses yeux, poussent le malade à livrer son secret » (ibid., p. 109 – c’est moi qui souligne).      
      Cette nouvelle thématique, proprement freudienne, accompagne un changement technique capital, l’abandon de l’hypnose, qui paraît également clairement issu de la posture freudienne, puisque c’est d’une part l’irrationalité du procédé, son aspect « mystique » (avec le soubassement affectif qu’il soupçonne depuis longtemps et qu’un incident bien connu lui révèle en pleine lumière – cf. Autobiographie, p. 47), d’autre part son caractère incertain, qui s’oppose à l’ambition de Freud de disposer d’un procédé universel, qui fixent l’échéance. « Lorsque je fis l’expérience qu’en dépit de tous mes efforts, je ne réussissais pas à plonger dans l’état hypnotique plus d’une fraction de mes malades, je décidai de renoncer à l’hypnose et de rendre la méthode cathartique indépendante d’elle[…] de travailler en laissant (mes patients) dans leur état normal » (Cinq conférences, p. 54). Comme l’on sait, c’est en se souvenant des expériences post-hypnotiques de Bernheim (qui, lui aussi d’ailleurs, abandonne finalement l’hypnose), que Freud met alors au point sa première méthode d’association, qu’on pourrait désigner du terme d’ »associations dirigées » puisque lui-même fournit encore le point de départ (autour du symptôme à explorer) et accompagne les efforts du patient par « l’artifice » suggestif de la pression sur le front.      

II

      Tentons maintenant de dégager les conséquences immédiates et essentielles du gauchissement singulier que Freud imprime ainsi à la méthode de Breuer enl’investissant de ce qu’il faut bien désigner comme la violence de son désir. La première de ces conséquences, de ces retombées de l’activisme freudien est bien significativement la notion de résistance, et le concept de défense (de refoulement) qui en découle aussitôt et qui démarque décisivement Freud de Breuer. Le lien entre la posture de Freud (son « insistance ») et l’expérience de la résistance est d’une claire évidence:
       « Quand, à la première entrevue, je demandais à mes malades s’ils se souvenaient de ce qui avait d’abord provoqué le symptôme considéré, les uns prétendaient n’en rien savoir, les autres me rapportaient un fait dont le souvenir, disaient-ils, était vague et auquel ils ne pouvaient rien ajouter. Suivant l’exemple de Bernheim quand, pendant une séance d’hypnotisme, il évoquait les souvenirs soi-disant oubliés, j’insistais auprès des malades des deux catégories pour qu’ils fassent appel à leurs souvenirs et leur affirmais qu’ils les connaissaient, qu’ils s’en souviendraient, les uns déclaraient avoir eu une idée et chez d’autres le souvenir se précisait un peu. Je devenais alors plus pressant encore et j’invitais les malades à s’allonger, à fermer volontairement les yeux et à se « concentrer », ce qui présentait au moins une certaine ressemblance à l’hypnose. Je constatais ainsi que, sans la moindre hypnose, de nouveaux souvenirs s’étendant plus loin dans le passé et qui avaient probablement quelque connexion avec le sujet dont nous parlions, faisaient leur apparition. Ces expériences me donnèrent l’impression qu’il devait effectivement être possible de faire apparaître, simplement en insistant, la série de représentations pathogènes existantes. Comme cette insistance me coûtait beaucoup d’efforts, je ne tardais pas à penser qu’il y avait là une résistance à vaincre, fait dont je tirais la conclusion suivante : par mon travail psychique je devais vaincre chez le malade une force psychique qui s’opposait à la prise de conscience (au retour du souvenir) des représentations pathogènes. Des perspectives nouvelles semblaient ainsi s’offrir à moi. Sans doute s’agissait-il justement de la force psychique qui avait elle-même concouru à la formation du symptôme hystérique en entravant, à ce moment-là, la prise de conscience de la représentation pathogène » (Etudes, p. 216).      
      On mesurera dans ce passage, qu’il m’a semblé crucial de citer in extenso, la clartéet l’immédiateté de la séquence insistance-résistance-défense. Freud vient ici de forger le premier concept qui lui soit strictement personnel et dont on peut dire qu’il passera le reste de sa vie à en explorer l’extension d’une part, à tenter d’en produire la théorie d’autre part, le concept, donc, du refoulement. comme il le dit lui-même, « la théorie du refoulement est à présent le pilier sur lequel repose l’édifice de la psychanalyse, autrement dit son élément le plus essentiel, qui n’est lui-même rien d’autre que l’expression théorique d’une expérience[…] (celle de la) résistance » (Sur l’histoire, p. 29).      
      Immédiatement associée au concept de défense puisqu’elle en est en quelque sorte le corollaire, la thèse centrale du refoulement pathogène qui guidera désormais l’action de Freud et la conception éthique de la névrose et de la cure qui lui est directement rattachée. En effet, « l’analyse de cas analogues m’avait appris[…]qu’il faut qu’une certaine représentation ait été intentionnellement chassée du conscient et exclue de l’élaboration associative. C’est dans ce refoulement intentionnel que gît, à mon avis, le motif de la conversion » (Etudes, p. 91); « le clivage de la conscience dans ces cas d’hystérie acquise est[…]un clivage voulu, intentionnel, ou du moins il est souvent introduit par un acte de libre volonté » (ibid., p. 96). Or cette dynamique intentionnelle, Freud la désigne de la manière suivante : « le mécanisme qui provoque l’hystérie correspond à un acte de pusillanimité morale et, par ailleurs, apparaît comme un acte de protection dont le Moi dispose » (ibid. – c’est moi qui souligne). Ainsi la défense se présente-t-elle certes comme un geste de protection, mais d’abord et avant tout comme une reculade, un manque de fermeté éthique, un acte qu’à la limite on pourrait qualifier de lâcheté morale.      
      Et c’est là précisément que viennent s’inscrire et prendre sens l’activité du thérapeute et le programme de la cure psychanalytique, puisque c’est le nom dont Freud baptise désormais sa technique. Activité et programme qui s’investissent dans ce qu’on peut sans risque d’erreur désigner comme la position enseignante du psychanalyste, de Freud en l’occurrence, puisqu’il en est encore l’unique représentant – on se souviendra d’ailleurs à cet endroit qu’il lui fut si souvent reproché d’endoctriner ses patients. « Nous agissons, autant que faire se peut, en instructeur là où l’ignorance a provoqué quelques craintes, en professeur, en représentant d’une conception du monde libre, élevée et mûrement réfléchie, enfin en confesseur qui, grâce à la persistance de sa sympathie et de son estime une fois l’aveu fait, donne une sorte d’absolution » (ibid., p. 228). Si le mécanisme de formation du symptôme est lié au refoulement, reculade éthique, fuite devant le conflit, la cure suppose que le sujet revienne sur son « geste de pusillanimité morale » et affronte ce qu’il a voulu oublier, chasser de sa conscience. C’est ce trajet que l’analyste désire lui faire accomplir et à quoi son « insistance » et son enseignement doivent l’amener et le préparer.
      D’où, quatrième et dernière conséquence logique de la posture freudienne, l’importance cruciale des relations, bilatérales bien entendu, entre le patient et le thérapeute analyste. « Le procédé en question est fatiguant pour le médecin, lui prend un temps considérable et présuppose chez lui un grand intérêt pour les faits psychologiques et beaucoup de sympathie personnelle pour les malades qu’il traite. Je ne saurais m’imaginer étudiant dans le détail le mécanisme psychique d’une hystérie chez un sujet qui me semblerait méprisable et répugnant et qui, une fois mieux connu, s’avérerait incapable d’inspirer quelque sympathie humaine » (ibid. p. 123 – on aura reconnu dans cette dernière phrase le thème que Freud épingle du concept de dégénérescence : cf. supra). En contrepartie, « bien des malades, parmi ceux auxquels le traitement se prêterait le mieux, échappent au médecin dès qu’ils ont le moindre soupçon de la voie où va les entraîner cette investigation. Pour ceux-là, le médecin est demeuré un étranger. D’autres se décident à se livrer au médecin, à lui témoigner une confiance que l’on n’accorde généralement que par choix libre et sans qu’elle soit jamais exigible. Pour ces patients-là, il est presque inévitable que les rapports personnels avec leur médecin prennent, tout au moins pendant un certain temps, une importance capitale » (ibid., p. 214). Aussi, « quand les relations du malade avec son médecin sont troublées, ce dernier se trouve devant le plus grand des obstacles à vaincre » (ibid., p. 244). Freud cite trois cas possibles, de gravité croissante, d’une telle occurrence : lorsque « le malade se croit négligé, humilié ou offensé ou encore quand il a pris connaissance de propos défavorables sur son médecin ou sur la méthode de traitement » (pp. 244-245); « quand la malade est saisie d’une crainte de trop s’attacher à son médecin, de perdre à l’égard de celui-ci son indépendance et même d’être sexuellement asservie à lui » (p. 245); enfin, si « le transfert au médecin se réalise par une fausse association[…], le désir actuel se trouva(nt) rattaché, par une compulsion associative, à ma personne » (ibid. – Freud parle alors aussi de mésalliance, de faux rapport).      Ainsi la totalité du procès d’engendrement de la psychanalyse, dans cette phase cruciale d’émergence des thèmes fondamentaux du champ freudien – de l’expérience de la résistance et du concept de défense-refoulement à la conception générale de la névrose et de la cure et à la dialectique de la relation transférentielle aapparaît comme directement entée sur le désir de Freud, dont s’alimente finalement une forte éthique. En cerner les contours ne paraît pas une entreprise impossible. Le noyau en est constitué par un fier idéal de connaissance et de maîtrise de soi, de lucidité et de courage moral, tant devant les expériences et les conflits de l’existence qu’en face de la division subjective. Ainsi le dernier paragraphe des Etudes sur l’hystérie restitue-t-il un dialogue (très fréquent au dire de Freud) avec son patient où ce n’est certes pas le bonheur qui figure au programme de la cure : « vous pouvez vous convaincre d’une chose, c’est que vous trouverez grand avantage, en cas de réussite, à transformer votre misère hystérique en malheur banal » (ibid., p. 247).      
      Sur ce sujet, Freud ne variera jamais puisqu’il y fonde l’entreprise d’émancipation que constitue la cure analytique – émancipation, non de la condition humaine bien sûr, mais de l’aliénation qui engendre la névrose et dont la consistance qui parait foncièrement d’ordre éthique – qui ne se propose rien de moins que de faire accéder le sujet à la liberté du choix conscient de son destin, c’est-à-dire au privilège unique que constitue l’émergence humaine dans l’ordre vital. « Ou bien la personnalité du malade est amenée à la conviction qu’elle a repoussé à tort le désir pathogène et elle est conduite à l’accepter en totalité ou en partie, ou bien ce désir est lui-même conduit à un but plus élevé et par là soustrait aux objections (ce qu’on appelle sa sublimation); ou bien on reconnaît son rejet comme légitime, mais on remplace le mécanisme automatique, et par là insuffisant, du refoulement par une condamnation avec l’aide des plus hautes réalisations spirituelles de l’homme : on obtient sa maîtrise consciente » (Cinq conférences, 1909, pp. 63-64, c’est moi qui souligne) – « ce n’est qu’en faisant usage de nos énergies psychiques les plus élevées, toujours liées à l’état de conscience, que nous pouvons maîtriser nos pulsions » (« De la psychothérapie », 1904, in La technique, p. 20 – je souligne). Cette terminologie très frappante témoigne significativement du rôle moteur, dans l’élaboration du programme de la cure, d’un ingrédient idéal ou, pour mieux dire, d’un référent transcendant – sur lequel il faut le souligner, la théorie restera muette.      
      Ce que propose en tout cas Freud ici au patient, c’est sa conception de l’existence et de ce qui lui donne sens. Qu’il se soit lui-même efforcé de régler sa vie sur ces principes est hors de doute et donne son souffle et sa puissance à son trajet, à sa geste faudrait-il dire. Aussi s’est-il exprimé sur ce thème à d’autres occasions qu’en ce qui concerne la cure analytique – au terme de son examen de la statue du Moïse de Michel-Ange par exemple, dans cet étrange texte non signé de 1914 qui n’a au premier abord rien à voir avec la psychanalyse, où il évoque donc « l’accomplissement psychique le plus formidable dont un homme soit capable : vaincre sa propre passion au nom d’une mission et d’une destinée auxquelles on s’est voué » (Essais de psychanalyse appliquée, p. 36). Rappelons qu’il vient alors juste de traverser l’épisode douloureux de sa rupture avec Adler, et surtout avec Jung, et que l’épisode biblique auquel se rattache à son sens la statue, la colère de Moïse devant la relapse idolâtre des Hébreux (le Veau d’or), a d’incontestables affinités avec la défection de certains de ses plus éminents disciples, du moins dans le vécu de Freud.      
      Ces principes éthiques, qui pointent clairement le chemin de ce qu’on ne peut désigner que comme une certaine conception de la sagesse, fondent la posture de Freud comme « thérapeute » – on voit à quel point le terme convient mal à une telle entreprise (à moins de lui restituer son sens antique), où il paraît bien plutôt s’agir d’une position de guide dans le difficile chemin de l’existence, d’un travail de transmission dont on ne peut guère s’étonner qu’il ait finalement engendré une abondante filiation : le mouvement psychanalytique. Que dans sa forme la plus achevée, la cure analytique produise en fin de compte un analyste trouve là son sens, où se marque la posture foncière de paternité qu’adopte Freud. Il en a d’ailleurs toujours formulé le principe en terme d’éducation du patient, avec une constance dans la terminologie qui ne saurait tromper, malgré l’importance des évolutions de la théorie comme de la production conceptuelle, et des affinements de l’approche clinique au fil des quarante et quelques années de cheminement qui suivent les Etudes sur l’hystérie. Qu’on en juge : 
      – 1904 : « l’apparition de l’inconscient s’associe à un sentiment de « déplaisir », d’où opposition de la part de l’analysé[…] Si vous amenez le patient à accepter, du fait d’une meilleure compréhension, ce qu’il avait jusqu’alors rejeté (refoulé) par suite d’une régulation automatique du déplaisir, vous aurez réalisé une bonne part de travail éducatif  » (« De la psychothérapie », La technique psychanalytique, p. 20 – c’est moi qui souligne) ;
      – 1916 : « le médecin vient en aide (au malade) par le recours à la suggestion agissant dans le sens de son éducation. Aussi a-t-on dit avec raison que le traitement psychanalytique est une sorte de post-éducation » (Introduction à la psychanalyse, p. 429) ;
      – 1938 : la situation transférentielle confère à l’analyste « le pouvoir que son surmoi (du patient) exerce sur son moi, puisque ce sont justement ses parents qui ont été[…] à l’origine de ce surmoi. Le nouveau surmoi a donc la possibilité de procéder à une post-éducation du névrosé et peut rectifier certaines erreurs dont les parents furent responsables dans l’éducation qu’ils donnèrent » (Abrégé de psychanalyse, p. 43); « nous assumons diverses fonctions utiles pour le patient en devenant une autorité et un substitut de ses parents, un maître et un éducateur » (ibid., – c’est moi qui souligne).      
      Profitons-en pour éclairer un point délicat : comment Freud peut-il en même temps mettre en garde l’analyste contre toute « direction de conscience » – position qu’il attribue par exemple à plusieurs reprises à Jung après leur rupture ? C’est que l’ « enseignement » dont il est ici question a pour but d’amener le patient à prendre lucidement conscience des conflits qui le traversent et à en décider l’issue en conscience; il ne s’agit en principe pas pour l’analyste de peser dans telle ou telle direction. Son enseignement n’est pas d’ordre moral, mais d’ordre éthique, si l’on veut bien me permettre cette distinction : il s’agit d’accéder à ce qui est accessible à l’être humain en fait de liberté et de responsabilité, non du Bien – dont le sujet décidera pour son propre compte. Si l’on préfère, la posture de Freud est certes paternelle, elle n’est pas religieuse, car elle ne propose au sujet aucune révélation transcendante à laquelle il aurait à se plier et dont l’analyste serait le dépositaire. Ce qui ne l’empêche pas, bien entendu, d’avoir une morale, plutôt ferme même pour ce qui le concerne : « je me considère comme un homme hautement moral qui peut souscrire à l’excellente maxime de T. Vischer : ce qui est moral est toujours évident en soi. Il me semble que pour ce qui est du sens de la justice et de la considération envers ses semblables, de la répugnance à faire souffrir les autres et à abuser d’eux, je peux rivaliser avec les hommes les meilleurs que j’ai connus » (lettre à J.J. Putnam du 8/7/1915 in L’introduction de la psychanalyse aux U.S.A., p. 219) – bien entendu, ici comme ailleurs, trop de confiance en soi n’est pas forcément un atout….      
      Il faut cependant remarquer que Freud réserve ce type de profession de foi à ses échanges privés alors qu’il proclame hautement qu’il faut se garder de « mésuser de l’influence qu’on a prise. Si tenté que puisse être l’analyste de devenir l’éducateur, le modèle et l’idéal de ses patients, quelque envie qu’il ait de les façonner à son image, il lui faut se rappeler que tel n’est pas le but qu’il cherche à atteindre dans l’analyse et (que) en agissant de la sorte, il ne ferait que répéter l’erreur des parents dont l’influence a étouffé l’indépendance de l’enfant[…] L’analyste, lorsqu’il s’efforce d’améliorer, d’éduquer son patient, doit toujours respecter la personnalité de celui-ci » – cela, tout de même, à la réserve près que « certains névrosés sont demeurés à tel point infantiles qu’il convient, même dans l’analyse, de ne les traiter que comme des enfants » (Abrégé, pp. 43-44).

V

      On pourrait s’interroger sur l’origine de cette puissante éthique que le parcours freudien des Etudes sur l’hystérie fait cristalliser et qui soutiendra désormais le cheminement de Freud. Elle n’est certes pas sans lien avec les idéaux du rationalisme scientifique et laïque, avec son programme d’exhaustion et de maîtrise des forces naturelles et sociales : on connaît la profondeur de l’adhésion militante de Freud, dès ses années de formation (cf. sa relation à Brücke, son maître vénéré), à ce programme conquérant. Il demeure que ce rationalisme intransigeant ne tolère guère l’idée d’une amputation structurelle de l’empire de la conscience – ce qu’illustre bien tant l’obtusion constitutionnelle de l’idéologie médicale à la découverte freudienne que son investissement presque originaire (dès sa constitution en discipline scientifique) dans la théorie organiciste de la dégénérescence, puis dans les avatars génétiques contemporains de cette doctrine. La pensée scientifique tient de sa structuration cartésienne fondatrice l’opposition radicale de la pensée rationnelle (consciente donc, bien entendu) et de la matière : seuls les mouvements aveugles et mécaniques du corps matériel sont censés pouvoir troubler durablement le miroir de la conscience (cf. par exemple la doctrine d’Henri Ey). Les idéaux démocratiques des Droits de l’Homme et la procédure élective supposent d’ailleurs eux aussi liberté et autonomie chez le citoyen-électeur : le statut de minorité légale des incapables civils témoigne bien que ce n’est pas de ce côté qu’il faut attendre une nette reconnaissance du besoin foncier de repères symboliques et de la faiblesse psychique constitutive du sujet humain, dont l’idéalisme des Lumières tente au contraire de venir à bout.      
      L’éthique freudienne témoigne donc d’une autre inspiration au moins supplémentaire qui lui fait d’emblée rejeter la thèse médicale et accepter comme tout à fait naturelle la notion d’une division subjective jamais entièrement réductible. C’est cette posture très singulière qui confère aussitôt une consistance psychologique pleine et entière, un sens à découvrir, à ces  » déchets  » de l’activité mentale que le rationalisme psychologique rapportait à l’émancipation erratique des automatismes psychologiques – symptômes des névroses, rêves, ratés apparents du fonctionnement conscient (lapsus, actes manqués) promus désormais formations de l’inconscient. Mais cette éthique si féconde émerge-t-elle ainsi toute armée dans l’esprit de Freud, alors qu’elle semble au moins autant précéder l’expérience psychanalytique qu’en découler ? On peut en douter, tant il est remarquable d’en constater la parenté avec les principes éthiques du judaïsme post-biblique, le judaïsme rabbinique du Talmud et de la Kabbale – dont, rappelons-le, Freud n’était séparé que par tout juste une génération, puisque son grand-père, dont il avait hérité le prénom hébraïque Schlomo, portait le titre de rabbin. J’ai relevé ainsi, à titre d’exemple, la citation suivante d’un vulgarisateur de la kabbale du 13ème siècle, auteur donc sans grande originalité propre, Baya Ben Asher, qui écrit à peu près au moment même où est rédigé le deuxième livre sacré du judaïsme rabbinique, le Zohar, et que cite Gershom Scholem, le grand historien du mysticisme juif : « le principe fondamental de la Torah ainsi que son fondement consistent dans le fait que l’homme doit briser ses passions et ses instincts afin de les soumettre à la domination de l’âme rationnelle. Quiconque agit de la sorte, en faisant de sa ratio la maîtresse de sa passion et en soumettant son âme animale, est appelé « un juste » » (La mystique juive : les thèmes fondamentaux, p. 129). A propos des innombrables commandements de la Torah, Emmanuel Levinas remarque de même que « l’originalité du judaïsme consiste à s’astreindre[…] dans les moindres actions pratiques (à) un temps d’arrêt entre nous et la nature en accomplissant une mitsvah, un commandement » (Quatre lectures talmudiques, pp. 177-178) – temps d’arrêt qui réfrène l’impulsion instinctive et introduit l’espace du jugement et de la maîtrise de soi ; nombre de rites et de fêtes juives ont une fonction identique (sabbat, Kippour,etc.). Certes, comme y insistera Freud , ce dispositif a un incontestable tropisme obsessionnel, mais sa puissance humanisante est incontestable et d’une claire évidence historique.
      A l’opposé de l’angélisme utopiste des Lumières –  » il n’y a pas chez l’homme de disposition au mal[…] Il n’y a dans l’homme que les germes du bien » proclame Kant, démarquant Rousseau – l’essence même de la loi juive reflète donc la conscience aiguë du déchirement de la psyché humaine entre des forces antagonistes irréductibles, la nécessité du combat intérieur de l’homme avec lui-même, le besoin crucial de repères éthiques pour se diriger dans l’existence. C’est cette inspiration occulte qui paraît guider Freud en lui faisant rejeter, ou tout au moins gauchir, le modèle d’obédience cartésienne de la clinique psychiatrique ; il ne semble pas prêt, en effet, à considérer la domination de la conscience éclairée sur les passions primordiales comme un acquêt naturel de l’homme « normal » : il y verrait plutôt le fruit d’une lutte sans répit, d’une lucidité sans trêve. De là sans doute cette confession ironique : « on ne peut dissimuler qu’il faut une grande maîtrise de soi pour interpréter et communiquer ses propres rêves. Il faut se résigner à paraître l’unique scélérat parmi tant de belles natures qui peuplent la terre ».      
      Freud a pu témoigner directement de son obscure conscience de cette filiation spirituelle. Il est significatif qu’il en ait réservé la seule expression vraiment manifeste à la préface de la traduction en hébreu de Totem et Tabou(1930), non reproduite dans les autres éditions courantes du livre – on sait la crainte de Freud de voir la psychanalyse stigmatisée purement et simplement comme « science juive » : tout son enthousiasme et sa candeur dans sa relation avec Jung en témoigne explicitement. Voici ce qu’il y consigne : « aucun lecteur de ce livre ne saurait aisément se mettre à la place de l’auteur et éprouver ce qu’il éprouve, lui qui ne comprend pas la langue sacrée, qui est totalement détaché de la religion de ses pères – comme de n’importe quelle autre religion – qui ne peut partager des idéaux nationalistes et n’a pourtant jamais renié l’appartenance à son peuple, qui ressent sa nature comme juive et ne voudrait pas la changer. Si on lui demandait, mais qu’est-ce qui est encore juif chez toi, alors que tu as renoncé à tout ce patrimoine ? Il répondrait : encore beaucoup de choses, et probablement l’essentiel. A l’heure qu’il est, il serait toutefois incapable de le formuler en termes clairs. Mais sûrement qu’un jour, ce sera accessible à la compréhension scientifique » (cité par YERUSHALMI, Le Moïse de Freud, pp. 47-48 – c’est moi qui souligne). – Dont acte !      
      Les fondements subjectifs de cette problématique, en ce qui concerne le cas personnel de Freud – toute son œuvre pourrait d’ailleurs en être considérée à bon droit comme l’exploration et le commentaire – sont remarquablement homologues à ce que l’on peut conjecturer des origines historiques du judaïsme. Elle repose en règle sur la résolution du conflit œdipien par la voie de l’amour du Père et de la reconnaissance de sa place symbolique, ce dont découle l’adhésion à ses exigences éducatives, l’assomption de la filiation et l’identification structurante à l’idéal paternel. Cette configuration subjective suppose pour préalable une figure paternelle positive, investissant l’enfant d’aspirations idéales et de représentations hautement valorisées pour ce qui concerne son avenir fantasmé – c’est le prototype de l’« Alliance ». On sait que ce fut le cas de la relation paternelle de Freud – fils cadet comme tous les héros de la Bible, d’Abel à Salomon, en passant par Isaac, Jacob et bien sûr Moïse – qui échappa à la féroce rivalité réciproque de ses aînés avec le patriarche. Une telle problématique ne réalise pleinement ses potentialités qu’après la mort du père, qui évacue les éléments résiduels d’ambivalence œdipienne et de protestation virile, et laisse le champ libre à l’idéalisation nostalgique et à la sublimation du deuil. On connaît l’importance de l’événement – « le drame le plus poignant d’une vie d’homme » (L’interprétation des rêves, préface à la 2ème édition de 1908, p. 4) – pour Freud et le tournant auquel elle préside dans sa trajectoire théorique (l’abandon de la Neurotica et l’invention de l’Œdipe : cf. infra ch. 5); c’est d’ailleurs dans le deuil du Père, après le meurtre œdipien, que Freud, dans son mythe de la horde originaire, verra la source et l’origine de la morale et de la Loi. On en trouverait à coup sûr le parallèle dans le judaïsme post-exilique, rabbinique, avec le déclin de la dite « conception deutéronomienne de l’Histoire » (Israël glorieux et vainqueur lorsqu’il se soumet à la loi de Yahvé, massacré et humilié quand il la transgresse), c’est-à-dire de la toute-puissance divine , et l’émergence de la thématique de la responsabilité personnelle du sujet dans le sauvetage de la Création – thématique qui marque précisément l’entrée en scène de la figure du Juste (le tzadik) : un apologue talmudique enseigne ainsi que l’effondrement du monde est prévenu par la simple présence, d’époque en époque, d’un petit nombre de Justes (trente six).

VI

      Comment cet idéal judaïque de maîtrise morale de soi-même a pu ainsi se détacher de toute transcendance et, laïcisé, venir fonder une pratique qui, sous couvert de « thérapeutique », offre à un univers laissé quelque peu en déshérence par le retrait du religieux les repères fondamentaux qui restituent à l’existence humaine sa dignité et son sens, c’est une autre question. Il y aurait par contre lieu de s’interroger sur le lien entre cette fière vision éthique de l’existence et ce qu’on pourrait désigner comme le point aveugle obligé de l’idéalisme qui la sous-tend, à savoir une certaine opacité à un tel regard des ressorts véritables et de l’essence de la résistance (cf. les passages guerriers cités supra), comme du problème sans doute connexe de ces dysfonctionnements qui font la limite de la pratique freudienne et pour lesquels Freud maintenait encore dans les années 1900 le terme et le concept de dégénérescence mentale. La question de la structure subjective, avec son inertie propre, ses aléas, ses impératifs intangibles comme les échecs de sa stabilisation, marque ici à l’évidence l’une des butées majeures de la pensée et de la pratique freudiennes, comme en témoigne l’étroite sélectivité de la cure analytique à cette époque.      
      Certes, au fil de sa longue carrière d’analyste, Freud a notablement élargi le champ de sa pratique, et s’il reprendrait sûrement jusqu’au terme de sa vie ses déclarations de 1904 – « il nous est agréable de constater que c’est justement aux personnes de la plus grande valeur, aux personnalités les plus évoluées, que la psychanalyse peut le plus efficacement venir en aide » (La technique, p. 18 – passage immédiatement voisin de celui qui évoque la butée de la « dégénérescence névropathique ») – il envisage désormais sans fard la prise en charge de patients irrémédiablement « infantiles » (cf. supra) comme la réalité des cures à vie : « il y a aussi des gens gravement handicapés qu’on conserve toute leur vie sous garde analytique et qu’on reprend de temps en temps en analyse, mais ces personnes seraient, sans[…] ce traitement fractionné et récurent[…] absolument incapables de vivre » (Nouvelles Conférences, 1932, p. 209) – Freud pense ici sans nul doute à l’Homme aux loups).      
      Reste qu’au terme de son parcours, en 1938, il situe de la manière suivante lacure : « le médecin analyste et le moi affaibli du malade doivent, en s’appuyant sur le monde réel, faire ligue contre les ennemis : les exigences pulsionnelles du ça et les exigences morales du surmoi[…] C’est ce pacte qui constitue toute la situation analytique[…] Pour que le moi soit, au cours du travail en commun, un allié précieux, il faut qu'[…] il ait conservé une certaine dose de cohérence, quelque compréhension des exigences de la réalité. Or c’est là justement ce que le moi du psychotique n’est plus capable de nous donner » (Abrégé, pp. 40-41). En fait, « le moi avec lequel nous pouvons conclure un tel pacte doit être un moi normal » (« L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idées, problèmes, t. 2., p. 250) – même si Freud précise aussitôt qu’il s’agit là d’une « fiction idéale », d’un état utopique, ou plutôt asymptotique, dont il faut en fait ne pas trop s’éloigner pour que la cure soit possible. On reste donc assez proche du principe énoncé dès 1904 : « si l’on veut agir à coup sûr, il convient de limiter son choix à des personnes dont l’état est normal puisque dans le procédé psychanalytique, c’est en partant de l’état normal qu’on arrive à contrôler l’état pathologique » (« De la psychothérapie » in La technique psychanalytique, p. 17).      
      En privé, par exemple dans sa correspondance, il arrive à Freud d’être plus direct, témoin sa réponse en 1928 à l’envoi d’un livre d’Itzvan Hollos, un élève de Ferenczi, directeur d’un établissement psychiatrique, qui y relatait son expérience : « tout en appréciant infiniment votre ton chaleureux, votre compréhension et votre mode d’abord, je me trouvais d’abord dans une sorte d’opposition qui n’était pas facile à comprendre. Je dus finalement m’avouer que la raison en était que je n’aimais pas ces malades, en effet, ils me mettent en colère, je m’irrite de les sentir si loin de moi et de ce qui est humain. Une intolérance surprenante, qui fait de moi plutôt un mauvais psychiatre. Avec le temps, je cesse de me trouver un sujet intéressant à analyser, tout en me rendant compte que ce n’est pas un argument analytiquement valable. C’est pourtant bien pour cela que je n’ai pas pu aller plus loin dans l’explication de ce mouvement d’arrêt. Me comprenez-vous mieux ? Ne suis-je pas en train de me conduire comme les médecins d’autrefois à l’égard des hystériques ? Mon attitude serait-elle la conséquence d’une prise de position de plus en plus nette dans le sens de la primauté de l’intellect, l’expression de mon hostilité à l’égard du ça ? Ou alors quoi ? » (Ornicar?, n° 32, p. 24).  
      Il y a à coup sûr un lien entre l’attitude de Freud envers les patients qui ne se prêtent pas au « pacte analytique » et cette « hostilité à l’égard du ça » dont il faut d’ailleurs souligner qu’elle s’intègre à l’intérieur d’une péjoration générale de l’inconscient – péjoration qui constitue bien sûr le contrepoint de l’éthique freudienne, avec sa valorisation de la « maîtrise consciente » et des « plus hautes réalisations spirituelles de l’homme » (cf. supra). Ainsi, dans les Etudes sur l’hystérie, Freud remarque-t-il que « tous les résultats de (son) procédé donnent l’impression trompeuse qu’il existe, en dehors du conscient des sujets, une intelligence supérieure qui détient et groupe dans un but déterminé d’importants matériaux psychiques. Elle semble avoir trouvé pour le retour dans le conscient de ceux-ci, un ingénieux arrangement, mais je suppose que cette seconde intelligence inconsciente n’est qu’apparente » (p. 219 – cf. aussi p. 232). Freud refuse ainsi à l’inconscient un statut authentiquement subjectif et proposera toujours, bien souvent comme ci-dessus à rebours de son intuition clinique, des schémas théoriques mécanistiques qui le réduisent à une instance présubjective au fonctionnement régi par des automatismes proches du schéma physiologique du réflexe (le processus primaire) – cf., par exemple, le statut non intentionnel, purement mécanique, dévolu aux effets baroques et humoristiques du rêve ou la répugnance qu’il confie à Lou Andréas Salomé en ce qui concerne la dite « communication d’inconscient à inconscient » dont il connaissait bien sûr parfaitement l’existence : « il y a là un point duquel il espère qu’il ne lui sera pas nécessaire de s’occuper durant sa vie » (« Journal d’une année » in Correspondance avec Freud, p. 401). Sans doute n’est-ce pas un hasard si, dans le temps même justement où il finit par publier, avec combien de réticence, ses observations sur la télépathie, vient sous sa plume une affirmation aussi rarissime que celle-ci, en commentaire d’un rêve de son Cas d’homosexualité féminine (1920) dont le contenu lui paraissait mensonger et de pure complaisance séductrice : « alors, notre inconscient lui aussi peut mentir, lui le réel noyau de notre vie psychique, lui qui en nous est tellement plus proche du divin que notre misérable conscience » (Névrose, psychose et perversion, p. 264 – Freud attribuera finalement au préconscient « l’intention de l’induire en erreur »).         
      Une partie essentielle du conflit avec Jung se jouera sur ce terrain que Freud juge d’autant plus glissant et dangereux que « le besoin qu’a l’homme de la mystique est inextirpable, et qu’il fait d’inlassables tentatives pour réapproprier à la mystique le domaine qui lui a été arraché par l’interprétation du rêve » (ibid.). C’était bien en effet le mouvement qui se dessinait chez Jung et il inquiétait sans doute d’autant plus Freud qu’il sentait bien le risque d’une régression irrationaliste globale de la psychanalyse qui interdirait toute possibilité de reconnaissance scientifique et la couperait ainsi de sa deuxième racine fondamentale, celle que représentait dans son aréopage idéal le maître vénéré de sa jeunesse, E. Brücke, avec son regard d’acier, son exigence méthodologique et ses positions physicalistes intransigeantes – celle de l’école de Helmholtz dont il était l’ambassadeur et le représentant à Vienne. Acquis par son intermédiaire au fameux « serment » de 1845 programme doctrinal du groupe, Freud n’affirmait-il pas que « les analystes sont au fond d’incorrigibles mécanistes et matérialistes, même s’ils se gardent bien de dépouiller ce qui concerne l’âme et l’esprit de ses particularités encore inconnues[…] Ils sont prêts pour parvenir à un fragment de certitude objective à tout sacrifier : l’éclat aveuglant d’une théorie sans faille, la conscience exaltante de posséder une conception du monde bien arrondie, l’apaisement qu’apporte à l’âme de larges motivations en vue d’une action utile et éthique. Au lieu de cela, ils se contentent de miettes fragmentaires de connaissancs et de propositions de base imprécises, toujours prêtes à remaniement » (« Psychanalyse et télépathie » inRésultats, idées, problèmes, t. 2, p. 9).
      Ainsi est-ce par de tout autre voies, sans doute moins aventureuses que la dérive jungienne, que la psychanalyse post-freudienne parviendra pourtant, en ce qui concerne l’inconscient, à une notable réévaluation des positions de Freud. De même toute l’évolution ultérieure du mouvement psychanalytique sur le plan technique consista-t-elle, je l’ai montré ailleurs, à tenter de dépasser la conception freudienne du « pacte analytique » (l‘alliance de travail des psychanalystes nord-américains), qui suppose une adhésion préalable du patient aux règles fondamentales de la cure, c’est-à-dire aux valeurs qui les commandent et les investissent. Cette renégociation incessante du cadre de la cure psychanalytique dans la visée de l’élargissement de son champ d’action ne peut, me semble-t-il, s’opérer qu’en réinvestissant d’une façon ou d’une autre le deuxième fondateur occulté du champ analytique, Breuer, et sa posture d’accueil et de réceptivité à la problématique du patient (à l’inconscient ?). Aussi pourrait-on à bon droit dégager dans l’éthique de la psychanalyse comme dans l’histoire du mouvement freudien une tension fondatrice entre les deux grandes positions qui l’ont instituée et les deux images de ses fondateurs, Breuer et Freud, dont bien d’autres noms, bien d’autres œuvres viennent répercuter jusqu’à nos jours l’opposition – que l’on songe à la place de Ferenczi dans les années 30, qui revendiquait hautement pour sa néo-catharsis, sa nouvelle technique de relaxation, l’inspiration des Etudes sur l’hystérie et de Breuer, que l’on songe aussi, de nos jours, à la tension paradigmatique entre l’enseignement d’un Winnicott et celui de Jacques Lacan.      
      Du côté de l’un donc, sous la bannière de l’abréaction, l’apaisement, la réparation, la thérapie à proprement parler, mais aussi l’attention aux demandes et suggestions du patient; du côté de l’autre, l’activisme éthique proprement analytique, la prise de conscience, l’assomption du destin, la responsabilité du sujet. N’y pourrait-on voir le reflet des grandes imagos constituantes du champ subjectif, avec les valeurs éthiques qu’elles véhiculent : compréhension maternelle, rigueur et émulation paternelles ? Cette tension éthique pourrait certes définir pour l’action de l’analyste un spectre, pourquoi pas à plusieurs dimensions et même doté d’une certaine « élasticité », comme le dirait Ferenczi, en fonction des affinités personnelles de l’analyste et du profil particulier du patient. Mais il faut aussi souligner qu’il y a en même temps là une fondamentale inconciliabilité, quelque chose comme le contraste de l’eau et du feu, que nulle articulation de circonstance ne saurait abolir  – nous retrouvons là le statut même d’univocité de l’ordre éthique  . Tenter d’assouplir ou de modifier d’une manière ou d’une autre la posture et le dispositif freudiens n’est pas en effet sans risque, car comme le dit Jacques Lacan en conclusion de son texte capital sur Une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose(1956) : « user de la technique qu’il (Freud) a institué hors de l’expérience à laquelle elle s’applique, est aussi stupide que d’ahaner à la rame quand le navire est sur le sable » (Ecrits, p. 583). Avec le risque, bien entendu, de remobiliser ces ressorts intersubjectifs fondamentaux, suggestion, manipulation inconsciente réciproque, direction de conscience ou délire à deux, dont tout le sens de l’entreprise freudienne était de s’arracher, de tailler le champ d’une tout autre expérience – soupçon auquel, d’ailleurs, la pratique lacanienne n’échappe certes pas (à tout seigneur, tout honneur !), de la séance courte au déchaînement des effets de transfert.      
      De cet inconciliable témoigne en tout cas, en partie au moins, la violence desconflits internes qui déchirent, et déchirèrent toujours, depuis Breuer et Freud, le champ psychanalytique. Car si, comme cet exposé s’est efforcé de le démontrer, c’est d’un bout à l’autre le désir et l’éthique qui structurent ce champ et en constituent les lignes de force, engendrant dans un temps logique second expérience et savoir – cela même si la configuration fondatrice originaire de la psychanalyse a une affinité élective avec la connaissance, une épistémophilie intrinsèque dont la fécondité épistémogènique est d’ailleurs patente et immédiate – on peut comprendre que les débats qui le traversent puissent plus constamment évoquer les déchirements du religieux ou du politique que les controverses toujours réglées en définitive par le factuel du monde de la science*.

*Amplification d’un exposé présenté le 1er Octobre 1994 à la 9ème Journée d’Etudes de l’EPCI consacrée à L’hystérie freudienne hier et aujourd’hui.


3 – Constitution du concept freudien de psychose

      Je me propose ici de situer les conditions dans lesquelles Freud a pu rencontrer le problème clinique des psychoses. Je tenterai donc de décrire à grands traits l’état de la question au moment où Freud entame ses investigations dans ce champ, les matériaux cliniques et les orientations conceptuelles qu’il a pu y emprunter ou qui ont pu guider son regard. Nous pourrons ainsi mesurer à la fois l’originalité spécifique de l’abord freudien, comme les filiations qui le rattachent à son enracinement historique. Je m’appuierai sur les deux tomes de mes Fondements de la clinique, qui constituent la toile de fond de cet article, et où l’on pourra trouver une étude plus complète des documents sur lesquels il s’appuie.

A – Position du problème avant Freud 


      1°) Il me semble que le Vocabulaire de la psychanalyse de J. Laplanche et J.-B. Pontalis exprime une opinion très largement répandue dans le milieu psychanalytique en considérant que, vers 1895-1900, Freud « trouve dans la culture psychiatrique de langue allemande une distinction bien assurée du point de vue clinique entre psychoses et névroses » (p 269) C’est là pourtant une affirmation totalement erronée : les deux termes existent certes depuis déjà longtemps dans le vocabulaire nosologique (plus d’un siècle pour le terme de névrose, un demi-siècle pour celui de psychose), ils sont d’un emploi très courant, mais ne constituent nullement un couple d’opposés, attendu qu’ils ressortent à deux plans conceptuels différents, en quelque sorte perpendiculaires l’un à l’autre. Loin de s’exclure, ils peuvent au contraire très facilement se superposer, une même entité (par exemple la mélancolie ou la manie dans la littérature psychiatrique allemande de l’époque) pouvant être à la fois une psychose et une névrose.
      En effet, le terme de psychose signifie alors tout simplement maladie mentale, affection psychiatrique : il s’est substitué comme concept technique au vieux terme de folie, dans la mesure où l’évolution des conceptions cliniques tendait à en faire non plus un genre, mais une classe, et donc à l’employer au pluriel (cf. Texte n°1). Aucune signification plus précise ne limite l’extension du terme de psychose, qui recouvre aussi bien les troubles mentaux d’origine organique (« psychose paralytique » pour la paralysie générale par exemple) que les affections fonctionnelles – les délires proprement dits, – ou que ces dérangements mentaux limites et contrôlés qu’on appellerait plutôt névroses de nos jours (cf. la « psychose obsessionnelle » des auteurs de l’époque).
      Quant au terme de névrose, il désigne, lui, non pas une notion clinique comme celui de psychose, mais un concept étiologique et nosologique : ces affections fonctionnelles du système nerveux où les perturbations les plus étendues et les plus étagées de ses fonctions ne reposent sur aucune lésion organique décelable. On s’interroge alors sur le fait de savoir s’il s’agit d’un cadre provisoire, appelé à disparaître avec le progrès des techniques histologiques (la maladie de Parkinson, par exemple, restera encore longtemps une névrose), ou s’il pourrait bel et bien s’agir d’une classe d’affections ayant une réelle cohérence conceptuelle, et qui se caractériserait par la bénignité du point de vue pronostique et la fugacité de leurs symptômes, mais aussi par la permanence de la maladie, c’est-à-dire son aspect constitutionnel, manifestation d’un terrain dégénératif, d’une tare plus ou moins héréditaire. Les psychoses sans base organique objectivable, ne reposant ni sur une lésion cérébrale ni sur un processus toxi-infectieux, tendent ainsi à être considérées comme des névroses, et cela dans un double cadre. D’abord comme des affections autonomes, des névroses de cette zone du système nerveux qui correspond aux processus hiérarchiquement les plus élevés, c’est-à-dire au psychisme : ce sont les psychonévroses, maladies mentales fonctionnelles, parfois dites « psychoses proprement dites » (Magnan les oppose aux « états mixtes » entre la psychiatrie et la pathologie médicale). Ensuite comme les manifestations particulières, étendues aux fonctions nerveuses supérieures, c’est-à-dire mentales, des grandes névroses généralisées, telles l’épilepsie, l’hystérie ou la neurasthénie, dont les symptômes couvrent l’ensemble des fonctions nerveuses. Dans la nosologie allemande courante à l’époque, celle de Krafft-Ebing, on distingue alors : 
 – les troubles mentaux constants, perturbations caractérielles et affectives des névrosés (neuropsychoses) ; 
 – les accidents mentaux, qui font directement partie de la névrose, comme les crises psychiques et les états seconds hystériques ; – enfin, les psychoses qui naissent sur le terrain de la névrose, mais ne diffèrent que par quelques détails des autres psychoses autonomes (ainsi la paranoïa hystérique, où sont plus fréquents les thèmes érotico-mystiques et les symptômes de persécution physique).
      L’opposition conceptuelle névrose-psychose, c’est-à-dire finalement le concept de psychose, est donc quelque chose de purement freudien et le restera longtemps. Ainsi Pierre Janet peut paraître rejoindre Freud puisque, vers la même époque, il ne reconnaît que deux névroses, l’hystérie et la psychasthénie (qui recouvre grosso modo les troubles phobo-obsessionnels) ; mais il ne tardera pas à considérer la mélancolie, la manie, les délires chroniques et la schizophrénie comme des névroses, dans le même sens étio-pathogénique qu’il donne à ce terme. C’est donc dans la pensée freudienne elle-même qu’il faut comprendre la genèse de ce couple d’opposés, nous verrons comment. Mais se pose dès lors la question de savoir au juste ce que Freud a réellement emprunté à la clinique psychiatrique de son temps : tentons d’en faire l’inventaire.
      2°) Je renverrai ici à l’analyse, faite dans le Texte n°1, du mouvement d’ensemble de la clinique psychiatrique dans le champ des psychoses. Sur cette base, examinons rapidement les quelques emprunts conceptuels essentiels que Freud opère sur la clinique allemande de son époque. On peut les grouper sous deux chefs essentiels : concepts nosologiques, modèles pathogéniques.
      Sur le plan nosologique, le concept-clé autour duquel tournent la plupart des discussions de l’école allemande, en cette fin du XIXe siècle, est celui de paranoïa. Il recouvre le syndrome délirant, envisagé très globalement puisque, si l’on se réfère aux règles méthodologiques de Falret et Morel, il s’agit encore d’une entité fort mal délimitée cliniquement, étiologiquement et dans son évolution. Elle peut en effet se présenter aussi bien comme aiguë ou chronique, hallucinatoire ou sans hallucination, dissociative ou laissant intacte la synthèse personnelle, primitive ou secondaire à une forme aiguë (manie, mélancolie, confusion mentale), issue d’un terrain nettement prédisposé ou maladie acquise chez des sujets « au cerveau sain ». Sa délimitation fait d’autre part problème par rapport à deux groupes cliniques : 
      – la névrose obsessionnelle, que quelques auteurs, derrière Westphall, considèrent comme une paranoïa « abortive », c’est-à-dire critiquée, puisqu’elle peut également s’analyser comme une invasion de la conscience par des néo-formations idéiques ou hallucinatoires. Krafft-Ebing lui-même laissera flotter le syndrome obsessionnel entre la neurasthénie, qui en constituerait le socle (cf. plus loin), et la paranoïa ; 
      – et la confusion mentale, puisque certains auteurs considèrent la paranoïa aiguë comme une forme de confusion onirique où la profusion délirante et hallucinatoire fait passer l’obtusion mentale au deuxième plan clinique. Ainsi Meynert inclut-il dans son amentia, aux côtés de la forme stuporeuse, une forme délirante qui recouvre aussi bien l’onirisme que les psychoses délirantes aiguës, ce dont Freud utilisera la notion.
      Un autre grand emprunt freudien consiste en un modèle pathogénique repris de Morel par la clinique allemande de l’époque, en particulier par Krafft-Ebing. Je l’ai déjà évoqué plus haut à propos du concept de névrose : c’est l’idée d’un état névrosique basal, au sens d’une perturbation fonctionnelle diffuse du système nerveux, tant local que central, qui préexisterait à l’éclosion, sous l’influence de causes diverses, des troubles mentaux constitutionnels, ceux au sujet desquels aucune pathogénie organique n’est objectivable ni vraisemblable. L’épilepsie et l’hystérie servent ici de modèles à une conception très large, dont Freud reprendra la substance dans sa grande opposition névroses actuelles/psychonévroses. Il est en tout cas tout à fait courant à cette époque de considérer les symptômes phobo-obsessionnels comme entés sur la neurasthénie, syndrome de « faiblesse irritable » du système nerveux, ou d’établir un lien entre l’hypochondrie-névrose et la paranoïa.
      Freud sera d’autre part très infuencé par la doctrine de Griesinger, c’est-a-dire l’idée que les manifestations psychopathologiques se répartissent en deux groupes bien distincts :
      – un premier (formes primaires) correspond au processus morbide lui-même, et témoigne de l’invasion d’une personnalité qui lutte encore contre les phénomènes symptomatiques ;
      – un deuxième (formes secondaires) est le résultat d’une sorte d’adaptation terminale au nouveau monde et au nouveau moi qu’a créés la maladie : travail de compromis, d’assimilation des éléments délirants, de soumission au processus morbide, et parfois de désagrégation finale de la personnalité. 
      Nous verrons à quel point Freud (2) dans la deuxième phase de son travail sur les psychoses fut impressionné par le modèle ainsi proposé par Griesinger, celui de la psychose unique.

B – Freud et les psychoses de défense : 1894-1896

      C’est des problèmes cliniques que pose l’hystérie que la recherche freudienne prend son départ, et cela tout aussi bien pour le problème des psychoses, comme nous allons le voir. J’ai pu montrer ailleurs comment le travail sémiologique exemplaire de Charcot parvenait, autour de l’année 1885, à ce paradoxe où s’origine la psychanalyse : les symptômes hystériques se présentent indubitablement avec toute l’objectivité et la matérialité des signes cliniques des maladies organiques, en particulier neurologiques ; pourtant, ils ne sont que l’expression d’un trouble de la sphère mentale, la réalisation fonctionnelle d’une idée d’impuissance motrice, d’insensibilité ou d’une représentation perceptive ou motrice. Cette découverte ruine la métaphore nerveuse qui dominait la compréhension de 1’ hystérie depuis deux siècles ; elle découle de la confrontation de l’hystérie et de 1’ hypnose, avec ses manifestations suggestives, comme du progrès de la sémiologie neurologique, qui démontre progressivement le caractère non organique de la symptomatologie pseudo-neurologique de la « grande névrose ».
      1°) Freud a d’emblée saisi l’importance du problème et ses deux versants ; il contribue pour sa part à la discussion sémiologique qui le dégage avec les trois premiers paragraphes de son article « Quelques considérations pour une étude comparative des paralysies motrices organiques et hystériques », dont il conçoit le plan dès sa rencontre avec Charcot et qu’il rédigera en 1888. Mais il faut aussi souligner que si toute la symptomatologie physique de l’hystérie apparaît comme la manifestation d’un trouble mental, la situation propre des accidents mentaux de la névrose va s’en trouver fortement décalée. N’oublions pas en effet que l’hystérie inclut aussi, parmi les diverses formes de crise qu’elle peut provoquer, des manifestations hallucinatoires, des états seconds et crépusculaires, des délires ecmnésiques, des phénomènes de personnalités alternantes, qui constituent les psychoses hystériques légitimes, dont nul n’a jamais songé à rejeter l’appartenance à la névrose. Bien qu’il s’agisse de troubles aigus, de durée en général assez brève, le terme de psychose convenait à leur désignation simplement descriptive, puisqu’il s’agit précisément de troubles mentaux manifestes.
      Voici donc que l’hystérie propose le modèle d’une double modalité de manifestations psychopathologiques : symptômes névrotiques à expression pseudo-physique, symptômes psychotiques dont le caractère mental est au contraire patent. C’est l’origine véritable du couple conceptuel névrose-psychose dans la pensée freudienne, et du même coup, nous allons le voir se charger d’un sens bien particulier. Dès la « Communication préliminaire » de Breuer et Freud en 1893, la disparité structurale de deux groupes de symptômes apparaît à l’évidence. Rappelons rapidement qu’ils sont amenés à considérer que « la dissociation du conscient […] existe rudimentairement dans toutes les hystéries. La tendance à cette dissociation […] serait, dans cette névrose, un phénomène fondamental » (Etudes sur l’hystérie, p. 8). À partir de la constitution de ce groupe psychique séparé du reste du psychisme et de la conscience, qui constitue le souvenir actif du ou des traumas pathogènes, on peut distinguer deux situations : 
      – « le symptôme hystérique permanent correspond à une infiltration de ce second état dans l’innervation corporelle que domine généralement le conscient normal » (ibid., p. 11) ;
       – « l’accès hystérique révèle […] que cette condition seconde s’est mieux organisée et qu’à un moment donné [elle] a envahi toute l’existence du sujet [et] régirait l’ensemble de l’innervation corporelle » (ibid.). Dans cet état, « il ne s’agit plus que d’un aliéné, comme nous le sommes tous dans nos rêves » (p. 9).
      Dès cette époque – et c’est ce qui va progressivement l’opposer à Breuer – Freud considère la constitution du groupe psychique dissocié de la conscience comme « la conséquence d’un acte de volonté du malade […] dont on peut indiquer le motif » (« Les psychonévroses de défense », 1894, Névrose, Psychose et Perversion, p. 2). C’est la théorie de la défense, à laquelle l’abandon de l’hypnose, et donc l’expérience de la résistance du patient à la remémoration cathartique, l’ont amené. Dans ce cadre, la double symptomatologie de l’hystérie apparaît plus clairement encore comme reposant sur une disparité de structure.
      La défense du moi consiste à séparer l’affect, le quantum d’excitation attaché à la représentation traumatique, ce qui permet de la faire disparaître de la conscience. Cette somme d’excitation subit ensuite un sort qui varie suivant la modalité défensive en cause ; dans l’hystérie, il s’agit de la conversion en innervation corporelle, ce qui génère les symptômes physiques, névrotiques. Le moi contrôle alors la situation, puisque l’effort de défense a été une réussite.
      Mais le moi court aussi un danger, celui « d’être vaincu, de succomber à la psychose » (Etudes sur l’hystérie, p. 212). C’est l’échec de la défense, qui voit l’invasion du moi par la représentation traumatique, mécanisme des « accès » ou psychoses hystériques – le modèle physiologique en est le rêve, ou plutôt le cauchemar.
      Telle est donc la première source de la conception freudienne de la psychose et de l’opposition névrose-psychose : la névrose correspond à un succès de la défense, à une domination du moi sur le matériel refoulé, et à la formation de substituts symptomatiques déformés ; la psychose est le résultat de l’échec de la défense, de l’invasion et de la subjugation du moi par les représentations pathogènes traumatiques. Bien que dès cette époque, nous allons le voir, Freud dispose de notions plus diversifiées et d’un matériel varié, ce modèle explicatif hantera durablement sa pensée, jusqu’à dominer finalement sa conception de la psychose. Il faut d’ailleurs indiquer que la référence au rêve, dès 1892, avant donc toute découverte propre à Freud dans ce champ, pointe au passage l’origine d’une telle conception, le modèle conceptuel du psychisme qui la cadre. Il s’agit de la théorie psychologique spiritualiste issue de Maine de Biran, que Baillarger a imposée en psychopathologie sous le nom de théorie de l’automatisme ; je l’ai décrite en détail ailleurs (cf. Texte n°2).

      2°) Mais au même moment, le concept de défense va permettre à Freud une plus large percée dans le champ psychopathologique – l’analyse de la névrose obsessionnelle, mais aussi de deux formes de psychoses de défense, la « confusion hallucinatoire » et la paranoïa. Dans la troisième partie de son article sur les Psychonévroses de défense (1894), Freud examine en effet un cas qu’il diagnostique confusion hallucinatoire ou Amentia de Meynert. La nosologie de cette époque ne laissait à vrai dire guère d’autres possibilités que d’assimiler ce genre de syndromes à un onirisme, et donc au groupe de la confusion mentale (amentia). Il s’agit en fait de ce type de bouffées délirantes que l’école de Claude appellera, dans l’entre-deux-guerres, « délire de rêverie » ou schizomanie. Le sujet s’y confine dans une réalisation imaginaire autistique de désirs auxquels la réalité n’a amené qu’une objection plus ou moins brutale ; la perte d’objet, comme dans le cas de Freud, en est un exemple privilégié. Le degré d’objectivation des scénarios imaginatifs de ces sujets est difficile à vérifier, mais n’atteint probablement pas le réalisme hallucinatoire des états oniriques.
      Freud remarque donc qu’on a ici affaire à une « espèce beaucoup plus énergique et efficace de défense. Elle consiste en ceci que le moi rejette la représentation insupportable en même temps que son affect, et se comporte comme si la représentation n’était jamais parvenue jusqu’au moi. Mais au moment où cela est accompli, la personne se trouve dans une psychose » (« Les Psychonévroses de défense », p. 12). En fait, « on est donc en droit de dire que le moi s’est défendu contre la représentation insupportable par la fuite dans la psychose » (ibid., p. 13). A l’inverse donc de la psychose hystérique, la « confusion hallucinatoire » est bien le résultat d’une manœuvre défensive réussie. Freud utilise ici l’autre face, positive cette fois, du modèle onirique : le rêve heureux, l’accomplissement omnipotent du désir. Il est d’ailleurs évident que la représentation traumatique en cause n’est pas, cette fois, d’une nature identique à celle des autres cas de névroses de défense : il ne s’agit pas d’une motion sexuelle, mais d’une réalité pénible. Freud le remarque bien : « le moi s’arrache à la représentation inconciliable, mais celle-ci est inséparablement attachée à un fragment de réalité, si bien que le moi, en accomplissant cette action, s’est séparé aussi, en totalité ou en partie, de la réalité. » (ibid., c’est moi qui souligne.)
      Il faudra quinze ans pour que Freud puisse tirer parti sur le plan théorique de ce contraste, trente (3) pour qu’il en définisse clairement les coordonnées : le modèle psychologique associationniste qu’il utilise en 1894 lui interdit la différenciation du statut de deux représentations. Il sera d’abord nécessaire qu’il soit fortement révisé pour que les registres du fonctionnement subjectif et de l’activité du moi (théorie du narcissisme, deuxième topique) acquièrent une place dans la théorie et éclairent dans la clinique ce type d’oppositions.
      Dans un manuscrit contemporain qu’il adresse à Fliess, le « Manuscrit H » de janvier 1895, Freud étend ses analyses à un cas de paranoïa (4). Les symptômes délirants (idées de référence, de surveillance, commentaires péjoratifs) y apparaissent comme le substitut d’un reproche intérieur inconscient concernant un souvenir érotique refoulé. Freud remarque : « le déplacement se réalise très simplement. Il s’agit du mésusage d’un mécanisme psychique courant – celui du déplacement ou de la projection. Toutes les fois que se produit une transformation intérieure, nous pouvons l’attribuer soit à une cause intérieure, soit à une cause extérieure. Si quelque chose nous empêche de choisir le motif intérieur, nous optons en faveur du motif extérieur. En second lieu, nous sommes accoutumés à voir nos états intérieurs se révéler à autrui (par l’expression de nos émois). C’est ce qui donne lieu à l’idée normale d’être observé et à la projection normale. Car ces réactions demeurent normales tant que nous restons conscients de nos propres modifications intérieures. Si nous les oublions, si nous ne tenons compte que du terme du syllogisme qui aboutit au dehors, nous avons une paranoïa avec ses exagérations relatives à ce que les gens savent sur nous et à ce qu’ils nous font […] Il s’agit d’un mésusage du mécanisme de projection utilisé en tant que défense. » (La Naissance de la psychanalyse, p. 100.)
      Il se demande ensuite : « Cette manière de voir s’applique-t-elle aussi à d’autres cas de paranoïa ? Je devrais dire à tous les cas […] Le paranoïaque revendicateur ne peut tolérer l’idée d’avoir agi injustement ou de devoir partager ses biens. En conséquence, il trouve que la sentence n’a aucune validité légale, c’est lui qui a raison […] Une grande nation ne peut supporter l’idée d’avoir été battue. Ergo, elle n’a pas été vaincue ; la victoire ne compte pas. Voilà un exemple de paranoïa collective où se crée un délire de trahison […] Le fonctionnaire qui ne figure pas sur le tableau d’avancement a besoin de croire que ses persécuteurs ont fomenté un complot contre lui et qu’on l’espionne dans sa chambre. Sinon, il devrait admettre son propre naufrage. Mais ce n’est pas toujours un délire de persécution qui se produit. La mégalomanie réussit peut-être mieux encore à éliminer du moi l’idée pénible. Pensons, par exemple, à cette cuisinière dont l’âge a flétri les charmes et qui doit s’habituer à penser que le bonheur d’être aimée n’est pas fait pour elle. Voilà le moment venu de découvrir que le patron montre clairement son désir de l’épouser et le lui fait entendre, avec une remarquable timidité, mais néanmoins de façon indiscutable. » (ibid., p. 101.)
      À ce stade donc de sa recherche, Freud dispose de trois modèles psychopathologiques pour penser le problème des psychoses (5) :
      – la psychose de subjugation du moi, qui correspond à un échec de la défense et à une invasion de la conscience par le refoulé victorieux. C’est le type du cauchemar et des psychoses hystériques. A leur sujet, il remarque, dans le « Manuscrit H », que « les hallucinations y sont désagréables au moi » (p. 102) puisqu’elles manifestent la mainmise du refoulé ;
      – les deux formes de psychoses de défense : le délire projectif paranoïaque et la réalisation hallucinatoire de désir, qui oppose à la représentation pénible son contraire (amentia, mégalomanie). C’est le caractère commun de la défense réussie qui permet à Freud de les rapprocher, car, en fin de compte, « l’idée délirante est soit la copie de l’idée rejetée soit son contraire (mégalomanie). La paranoïa et la confusion hallucinatoire sont les deux psychoses de défense ou d’inversion en contraire. Les idées de référence de la paranoïa sont analogues aux hallucinations des états confusionnels, puisqu’elles cherchent à affirmer le contraire du fait qui a été rejeté. Ainsi, les idées de référence cherchent toujours à prouver l’exactitude de la projection » ( St.Ed.,1, 212 ; traduction française, p. 102, incompréhensible).
      Ce caractère de dénégation délirante et de satisfaction égotique du désir permet d’ailleurs à Freud une incontestable intuition de la structure narcissique des psychoses. Ainsi affirme-t-il : « dans tous ces cas, la ténacité avec laquelle le sujet s’accroche à son idée délirante est égale à celle qu’il déploie pour chasser hors de son moi quelque autre idée intolérable. Ces malades aiment leur délire comme ils s’aiment eux-mêmes. Voilà tout le secret. » (La Naissance, p. 101.) Là encore, le modèle associationniste du psychisme, qui domine à cette époque la pensée freudienne, interdira la claire saisie conceptuelle de cette première intuition clinique.Il nous faut d’abord remarquer que c’est le concept assez souple de défense qui permet à Freud de disposer ainsi d’un spectre assez large de mécanismes psychopathologiques, et donc d’une nosologie ouverte. Du reste, si sa pénétration déjà remarquable de la psychologie des psychonévroses le détache incontestablement, dès cette époque, de son contexte historique, entamant la structuration de la psychanalyse comme champ autonome du savoir, l’ensemble de ses acquis cliniques s’inscrit dans le registre : cause, origine, signification et mécanisme du symptôme. Il fait partie des conditions épistémologiques mêmes de la percée freudienne que sa démarche l’oriente d’abord plus vers l’investigation des symptômes que de la maladie, c’est-à-dire de la structure, j’ai tenté de le démontrer ailleurs. Pour ce qui est de la détermination en dernier ressort, de ce qu’il appellera bientôt le « choix de la névrose » – ici, en l’occurrence, celui de la défense – Freud reconnaît qu’il s’agit encore d’un « processus [qui] échappe […] à l’analyse psychologico-clinique. Il faut le considérer comme l’expression d’une disposition pathologique accentuée » (à propos du cas d’amentia – « Les neuropsychoses de défense », op. cit., p. 13). C’est en effet à la constitution particulière du malade qu’on est ici renvoyé, et donc à une théorie étiopathogénique qui s’inscrit dans la tradition de Morel, alors prégnante sur toutes les écoles cliniques européennes.
      3°) Quelques mois à peine après ces premiers travaux, Freud se met à rédiger l’Esquisse d’une psychologie scientifique (automne 1895). Elle repose sur un nouveau pas dans l’investigation clinique de l’hystérie, dont la théorie de la séduction représente le constat doctrinal, et qui n’est rien moins que la première rencontre de Freud avec la sexualité infantile. C’est sur cette base que Freud envoie à Fliess, le 1er janvier 1896, le « Manuscrit K », qu’il intitule « Conte de Noël », et dont les matériaux sont repris dans les « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense » (1896 également). La nouvelle optique représente d’une certaine manière l’acceptation de l’argument de Breuer, qui ne pouvait imaginer qu’un effort actuel de défense puisse créer le clivage hystérique ; Freud trouve donc dans l’idée de l’effet après-coup d’un traumatisme sexuel précoce la clé du refoulement originaire, condition préalable à toute défense pathologique ultérieure.
      Corrélativement, le concept de défense va progressivement disparaître pour trente ans de la pensée freudienne, puisque le refoulement est désormais le primum movens, le tronc commun obligé du processus névrotique, quelle qu’en soit l’issue finale. À la place de la conception primitive, où défense et formation de symptôme formaient un seul et même mouvement, Freud va dégager de la névrose obsessionnelle un nouveau modèle beaucoup plus complexe. Il y distingue quatre périodes : 
      – la première est celle de l’« immoralité infantile », où se produisent les événements qui deviendront après coup traumatiques et qui constituent le noyau du refoulé originaire ;
      – la seconde se distingue par l’apparition de la maturité sexuelle, l’investissement sexuel des scènes infantiles et le refoulement ;
      – dans la troisième période, apparaît à la place un symptôme primaire de défense, que Freud appellera plus tard formation réactionnelle, et qui est la négation exacte du refoulé. Dans la névrose obsessionnelle où il s’agit d’une scène (secondaire) de séduction active et du reproche intérieur qui y est lié, c’est une nuance de scrupulosité, de honte, de méfiance de soi qui marque cette troisième période de « santé apparente » ;
      – la quatrième est celle où éclate la maladie proprement dite, par l’échec de la défense et le retour du refoulé (en particulier sous l’action de perturbations sexuelles actuelles). Le reproche réapparaît alors déformé, soit déplacé sur des représentations neutres obsédantes, soit sous la forme d’un affect pénible obsédant. A ce stade, une lutte s’engage entre ces formations de compromis et la défense secondaire (ruminations, folie du doute, cérémoniaux, phobies diverses, compulsions) que le moi leur oppose, et qui sera rapidement infiltrée elle-même par le refoulé – d’où son caractère compulsif. Parfois, le moi épuisé est vaincu par les symptômes, qui emportent ainsi la croyance, ce qui donne lieu à des épisodes de délire mélancolique (symptômes de domination du moi).
      Cette très remarquable analyse va demeurer le modèle de la description d’un processus névrotique pour l’ensemble de l’œuvre de Freud. On remarquera qu’elle comporte une différenciation hiérarchique de quatre groupes de symptômes et permet d’ailleurs la distinction de plusieurs formes cliniques de névrose obsessionnelle suivant la prédominance de l’un ou l’autre type symptomatique. Mais ce modèle, que Freud tente aussitôt d’appliquer à la paranoïa, va avoir un effet très particulier sur sa théorie des psychoses, lié là encore à la conception d’une phase primaire commune de refoulement.
      En effet, Freud peut dégager une stratification symptomatique homologue des manifestations cliniques paranoïaques :
      – après la première phase, où ont lieu les scènes traumatiques, le refoulement se fait par la voie de la projection, « et le symptôme (primaire) de défense qui est érigé est celui de la méfiance à l’égard des autres » (« Nouvelles remarques », Névrose, Psychose et Perversion, p. 80).
      – les formations de compromis du retour du refoulé consistent en impressions délirantes d’observation, en voix et en hallucinations visuelles et sensitives. Il faut souligner que si les troisièmes paraissent à Freud « plus proche du caractère de l’hystérie » (ibid., p. 81), les secondes, où « les reproches refoulés font retour sous forme de pensées mises à voix haute », (ibid.) lui paraissent fonctionner « tout à fait comme dans les obsessions » (« Manuscrit K », La Naissance, p. 135).
      – à la place de la défense secondaire de la névrose obsessionnelle, on va ici assister à « la formation délirante combinatoire, le délire d’interprétation, qui aboutit à l’altération du moi » (« Nouvelles remarques », p. 91). C’est un travail d’assimilation des symptômes, puisque le mode particulier de la défense primaire (projection) fait qu’ils trouvent créance auprès du moi, ce que Freud considère « comme la preuve que celui-ci a été vaincu. Le processus s’achève soit par une mélancolie (impression de petitesse du moi), où la créance, refusée au processus primaire, est secondairement accordée aux déformations, soit – et c’est là une forme plus grave et plus fréquente – par un délire de protection (mégalomanie), jusqu’au moment où le moi se trouve complètement déformé » (« Manuscrit K », op. cit., p. 136).
      On le voit, la souplesse et la complexité du nouveau modèle du déroulement d’un processus névrotique permettent à Freud une démarche très originale par rapport même à sa propre méthodologie dans le champ des névroses proprement dites. On peut constater en effet que les divers mécanismes psychotiques qu’il avait pu isoler se trouvent maintenant intégrés aux étapes d’un procès unique, aux côtés d’autres de description inédite.
      Ainsi le symptôme primaire de défense et le premier groupe de formations de compromis (impressions d’observation et de surveillance) correspondent au mécanisme proprement paranoïaque décrit en 1895. Les deux autres groupes de symptômes du retour du refoulé recouvrent l’une des formations hallucinatoires de type « psychoses hystériques », l’autre les voix que Freud, nous l’avons vu, rapproche des obsessions. La défense secondaire, elle, intègre parmi ses diverses formes la mégalomanie, c’est-à-dire le délire de réalisation de désir. Encore le matériel restreint dont dispose alors Freud ne lui permet-il pas d’aller bien loin dans cette voie, qui va rester le modèle définitif de l’appréhension freudienne des psychoses, comme on pourra le vérifier par l’examen des travaux de la deuxième grande période de leur étude clinique, celle des années 1910-1915. Ainsi la « démence » autistique schizophrénique, dont Freud emprunte à Jung et Bleuler le concept, se verra-t-elle intégrée au grand cycle psychotique.
      On peut d’autre part remarquer que l’analyse « psychologico-clinique» à laquelle Freud se livre ici lui permet de différencier structuralement des mécanismes psychopathologiques que la clinique psychiatrique (donc descriptive) de son temps ne distingue pas encore : ainsi de la spécificité du statut des voix, des hallucinations sensorielles et sensitives, des « impressions délirantes » (d’observation, de surveillance, de commentaire), des fantaisies d’auto-satisfaction (amentia, mégalomanie) et bientôt de la désagrégation autistique schizophrénique, etc. A ce titre, on peut penser que la clinique française, beaucoup plus pointilliste et différenciatrice que la clinique allemande, aurait pu lui fournir un support mieux adapté à sa recherche métapsychologique : ainsi aboutira-t-elle dans l’entre-deux-guerres à la description d’entités nosologiques autonomes, correspondant entre autres à chacun des cinq mécanismes freudiens que je viens d’énumérer, et qui peuvent structurer de manière isolée une forme clinique (respectivement la psychose hallucinatoire chronique, les états oniroïdes, le délire interprétatif, les paraphrénies imaginatives, le syndrome hébéphrénique).                                                          

*

      Au total, l’examen des premiers textes freudiens sur les psychoses nous aura permis d’éclairer les conditions de constitution des principaux axes conceptuels qui vont permettre à Freud de baliser ce champ. On peut ainsi opposer tout d’abord sa conception des névroses, où le tronc commun du mécanisme initial débouche sur une pluralité de devenirs ultérieurs (6) et sa théorie des psychoses, qui forment toutes l’une ou l’autre étape d’un grand cycle unique – qui évoque immédiatement, jusque dans la littéralité du concept de déformation finale du moi, les idées de Griesinger. Si l’on veut donc dégager une nosologie freudienne des psychoses, ce sera dans les éléments articulés du cycle de la psychose qu’il faudra la chercher.
      C’est ensuite l’idée d’une subjugation, d’une domination du moi comme essence du processus psychotique (7). Si Freud cesse pour dix ans, avec l’abandon de la théorie de la séduction, son investigation des psychoses, on trouve trace du fait qu’une telle orientation continue à dominer sa pensée dans divers passages de la correspondance avec Fliess – cf. par exemple le début de la lettre du 11 janvier 1897, p. 163 de La Naissance, ainsi que dans le chapitre métapsychologique (ch. VII) de L’Interprétation des rêves : « iI n’y a danger que lorsque le déplacement des forces est réalisé, non par le relâchement nocturne de la censure critique mais par un affaiblissement pathologique de celle-ci, ou par le renforcement pathologique des excitations inconscientes, alors que le préconscient est investi et que les portes de la motilité sont ouvertes. Alors le veilleur est terrassé, les excitations inconscientes soumettent à leur pouvoir le préconscient, dominent par lui nos paroles et nos actes ou s’emparent de la régression hallucinatoire […] C’est cet état que nous appelons psychose » (p. 483).
      Enfin, dès 1899, Freud écrit à Fliess qu’il a « été amené à considérer la paranoïa comme la poussée d’un courant auto-érotique » (lettre du 9 décembre, La Naissance, p. 270), retrouvant ainsi l’intuition de 1894 (cf. le cas d’amentia), ce qui l’amènera dix ans plus tard à la théorie du narcissisme. C’est sur ces trois idées fondamentales, présentes ainsi dès les premiers pas des investigations freudiennes, que se constituera désormais la théorie des psychoses : unité fondamentale du cycle psychotique, dominance du mécanisme d’échec de la défense et de subjugation du moi, aspect narcissique-autoérotique de la régression psychotique. On peut souligner la profonde cohérence interne de cette conception : psychose y représente l’envers du fonctionnement mental « normal », d’où les modèles prédominants du rêve et de la « psychose unique » de Griesinger (8) C’est qu’en effet l’expérience initiale où s’est originé le concept freudien de psychose, celle de l’hystérie et de sa bipolarité symptomatique, continue à structurer en profondeur l’appréhension théorique du champ psychotique tout entier. C’est sans doute à ce niveau qu’il faut situer les difficultés et les achoppements du fonctionnement ultérieur du modèle freudien ainsi dégagé.

NOTES

(1) – Exposé présenté le 13 décembre 1981 dans le cadre de la section belge de l’Ecole de la Cause freudienne. Paru dans Quarto, n°4, 1982, pp.25-34.
(2) – E. Harms nous apprend que son exemplaire du Traité de Griesinger était « soigneusement souligné au crayon […] Du plus haut intérêt, est l’accumulation du crayonnage sur les pages où Griesinger présente sa théorie de l’ego et sa conception de la métamorphose (délirante) de l’ego ». Cf. E. Harms : « A Fragment of Freud’s Library », PsychoanalyticQuaterly 1971, p.491. 
(3) – Cf. la reprise du même cas dans « Névrose et psychose » (1924), sans qu’aucun fait clinique nouveau n’y soit ajouté. 
(4) – Au sens de Krafft-Ebing : il s’agit d’une forme de délire de relation des sensitifs à évolution intermittente par bouffées aiguës. 
(5) – Il s’agit des psychoses délirantes : Freud ne s’intéresse encore guère aux états maniaco-dépressifs, qu’il considère d’ailleurs comme des névroses actuelles (cf. « Manuscrit G » du 7 janvier 1895). 
(6) – Ainsi l’existence d’un « noyau hystérique » dans la névrose obsessionnelle ne lui a-t-elle jamais suggéré l’idée de réunir les deux névroses en une entité unique à plusieurs strates.
(7) – La plupart des modalités symptomatiques décrites dans les textes de 1896 correspondent d’ailleurs à cette conception.
(8) – C’est-à-dire en fait de la théorie de l’automatisme qui structure une conception bipolaire du fonctionnement mental (rêve/veille ou processus primaire/processus secondaire).


2 – La construction de la Métapsychologie freudienne

Prologue – Le contexte d’ensemble de la découverte freudienne.

A – Le contexte immédiat : l’hypnose et le champ clinique de l’hystérie.
      En cette fin du 18e siècle où Mesmer va fonder le « magnétisme animal », il semble que l’action du rationalisme classique et des Lumières ait rendu nécessaire, pour toute une partie de la société, un habillage d’allure scientifique pour rendre leur efficace aux pratiques immémoriales de la guérison cérémonielle magico-religieuse. Tout en calquant assez fidèlement – il avait observé de près l’exorciste le plus célèbre de l’époque, le père Gassner (cf. Ellenberger, 1970, ch. II), avant de contribuer à le discréditer au nom de la science, et à son profit personnel – les procédés des thaumaturges traditionnels (décor étudié, longue attente, apparition calculée et spectaculaire du mage, rôle d’objets au pouvoir mystérieux et formidable – en particulier son fameux baquet -, paroles et gestes cabalistiques, assistance nombreuse et convaincue, honoraires très élevés, doctrine secrète et toute puissante), et en utilisant largement l’influence de la préparation psychologique et de la renommée sociale, Mesmer se targuait d’une théorie empruntant aux connaissances physiques sur le magnétisme l’apparence lointaine d’une justification rationnelle. Il sollicitait d’ailleurs bruyamment un contrôle et une reconnaissance par les sociétés scientifiques et médicales de l’époque, démarche tout à fait significative d’un notable changement des mentalités, et qui lui fut en définitive fatale.      
      L’aventure mesmérienne va laisser (cf. Barrucand, 1967 ; Janet, 1919, 1re partie ; Ellenberger, 1970) une postérité de grande importance : la découverte, par son disciple Puysegur, d’une forme particulière de la « crise » classiquement résolutive du trouble ayant motivé la cure magnétique – un état de sommeil particulier, qu’il appelle somnambulisme, et qui deviendra l’hypnose. Tout au long du 19e siècle, les pratiques magnétiques se développent en marge de la médecine scientifique; s’adressant tout particulièrement à ces affections qu’on appelle névroses depuis Cullen et Pinel – les maladies mentales en font initialement partie, mais constituent une classe à part, d’ailleurs progressivement réduite par l’isolement successif des psychoses et démences organiques, de même que l’exclusion ultèrieure de diverses maladies (tétanos, parkinson, basedow, et bientôt épilepsie) et le regroupement d’ensembles symptomatiques et de syndromes épars ne laisseront plus dans la classe des névroses, à la fin du siècle, qu’hystérie et neurasthénie – qui continuent à être pensées comme des perturbations fonctionnelles du système nerveux. Mais si le magnétisme animal est avant tout une thérapeutique, c’est autre chose qui passionne ses adeptes, et qui motivera officielles : le sujet en somnambulisme semble présenter une extra-lucidité, qui lui permet des indications thérapeutiques précises sur son mal ou celui d’autres patients, mais aussi des d’ailleurs les rejets et condamnations réitérés des instances scientifiques et médicales capacités perceptives extraordinaires à travers l’espace et le temps, ou l’acquisition de dons miraculeux (télépathie, langues étrangères et inconnues, etc.).
      Ce n’est qu’à partir du milieu du 19e siècle (Braid) que l’étude de l’hypnose (terme désormais retenu) entre dans une phase rationnelle – la crédulité des auteurs s’exprimera désormais dans le registre de l’erreur méthodologique et non plus du surnaturel. Mais c’est Charcot qui l’imposera finalement au monde scientifique (1882). Cela fait alors une dizaine d’années qu’il se consacre à l’étude clinique de l’hystérie. C’est des leçons cliniques que délivre Charcot, l’année 1885, que prenne leur source l’ensemble des courants qui vont renouveler au 20e siècle la psychopathologie et exercer sur l’ensemble de la psychologie une influence décisive.      
      L’importance des recherches de Charcot sur l’hystérie me semble devoir être envisagée sur un plan moins clinique que conceptuel. L’apport clinique de la Salpêtrière, tel que Gilles de la Tourette en récapitulera les résultats dans son monumental Traité de l’hystérie en trois tomes (1891-1895), n’est certes pas à négliger. Cependant un coup d’œil à l’excellent ouvrage de Briquet, qui date de 1859 et faisait autorité sur la question avant Charcot, démontre à l’évidence qu’il s’agit plus d’un enrichissement de détail que d’un vrai renouvellement – excepté justement sur le plan doctrinal. Charcot en effet prend au sérieux la métaphore nerveuse qui structurait le développement de la clinique de l’hystérie depuis la fin du 17e siècle et l’œuvre de Sydenham. Il tente l’investigation de la grande névrose en la considérant comme une maladie neurologique, et en lui appliquant la très rigoureuse méthodologie qu’il a mise au point dans ses études des grands syndromes de la pathologie du système nerveux. C’est aussi ce qui va l’amener à en systématiser d’une manière très exagérée la symptomatologie.      
      Ceci correspond à la première partie des recherches de Charcot, soit à la période 1870-1878. Mais à partir de 1878, dans le prolongement des idées de Lasègue et des recherches de Richet qui est alors son interne, Charcot est amené à inclure l’hypnose dans ses investigations, sur la base de l’évidente ressemblance des états artificiellement produits qu’on y regroupe avec la symptomatologie spontanée de l’hystérie, tout particulièrement des crises. Il applique alors à la « névrose hypnotique » la même méthode de recherche, et est conduit à la rapprocher toujours plus de l’hystérie. On connaît la controverse que cette opinion déclenchera entre la Salpêtrière et l’école de Nancy autour de Bernheim.      
      Mais l’étude de l’hypnose l’amène aussi et surtout à reprendre les travaux des anciens magnétiseurs autour des suggestions hypnotiques. C’est ainsi qu’apparaît progressivement l’identité absolue des grands symptômes « neurologiques » de l’hystérie (paralysies, contractures, troubles sensitifs et sensoriels, inhibitions fonctionnelles, etc.), et des phénomènes produits sous hypnose par simple suggestion mentale. C’est sur ce constat que repose la deuxième période des recherches de Charcot sur l’hystérie, celle des années 1885-1890, qui débouchera sur l’effondrement de sa conception première et la naissance des grands courants psychodynamiques du début du XXe siècle. L’idée fondamentale est donc la découverte que la plupart des symptômes attribués à l’hystérie peuvent être considérés comme de nature psychique, en tant qu’ils ne reposent que sur une idée (l’idée de paralysie ou l’idée d’insensibilité par exemple) et qu’ils peuvent en être considérés comme la réalisation fonctionnelle. L’origine de l’ « idée fixe » sous-jacente au symptôme peut être exogène, comme dans la suggestion hypnotique, ou endogène, ainsi que les leçons de 1885 de Charcot sur les paralysies hystéro-traumatiques vont s’attacher à le démontrer.
      Il faut souligner deux points particuliers qui font toute la richesse de ce moment historique capital en psychopathologie. D’une part, le fait que la nature psychique des symptômes ne leur retire rien de l’objectivité qu’avait démontrée leur investigation sur le modèle neurologique. Charcot s’exprime là-dessus très clairement : « Ces paralysies singulières qui ont été désignées sous le nom de paralysie psychique, paralysie dépendant d’une idée, paralysie par imagination, je ne dis pas remarquez-le bien paralysies imaginaires ; car, en somme, ces impuissances motrices développées par le fait d’un trouble psychique sont, objectivement, tout aussi réelles que celles qui dépendent d’une lésion organique ». C’est, bien sûr, à cette  objectivité qu’est lié le caractère inconscient de la psychogenèse du symptôme. Très rapidement à travers un courant qui, par Babinski, aboutit aux exceptions de Dupré dans les années 1900, ce caractère qui pose justement le problème théorique essentiel va tendre à se perdre chez des cliniciens à l’esprit un peu étroit qui vont renouer avec une conception plus ancienne de l’hystérie, celle qui l’assimile plus ou moins à la simulation et qu’avaient défendu Charcot avant des aliénistes comme Griesinger, Morel et Falret. L’hystérique redevient ainsi la « malade haïssable » délaissée, ou plutôt fuie des cliniciens – en dehors de Janet et Freud.
      Il faut d’autre part remarquer que le modèle psychologique extrêmement plat qu’utilise Charcot, celui de l’associationnisme et des localisations cérébrales, lui permet néanmoins de maintenir intact son édifice théorique, soit la théorie neurologique de l’hystérie, à travers la notion d’une lésion « dynamique » corticale qui rend possible de penser le paradoxe d’un trouble à la fois psychique et objectif. Déjà cependant, l’affinement de l’analyse clinique commence à permettre une différenciation sémiologique des séries symptomatiques hystériques et organiques ; Babinski s’attachera  à en fournir les critères, mais c’est justement à ce point que commence la recherche freudienne.                                                                         

B – Le contexte théorique : constitution de la psychologie positive au 19e siècle.       Parallèlement à la structuration de la psychopathologie clinique et d’ailleurs en interaction constante avec elle, le 19ème siècle voit la construction d’une psychologie « scientifique» qui atteint vers la fin du siècle une situation d’équilibre emportant un très large consensus international. Le noyau de ces conceptions est directement hérité de la philosophie sensualiste anglaise, les thèses principales des doctrines de Locke et de Hume passant ainsi de l’épistémologie à la constitution de la psychologie associationniste à travers les écrits de James Mill et de son fils John Stuart Mill. L’associationnisme hérite de la critique nominaliste et empiriste de la connaissance l’axiome de l’origine perceptive (sensualisme) de l’ensemble des contenus de l’esprit – nihil est in intellectu quod non prior fuerit in sensu : la formule aristotélicienne se trouve ici reprise sans la thèse d’une capacité de l’esprit à remonter de l’expérience singulière à la forme universelle qui s’y trouve actualisée (réalisme). Instruit des renversements spectaculaires de la connaissance physique (passage de l’héliocentrisme au géocentrisme) comme de la nouvelle conception de l’univers qui désuppose aux objets du monde physique toute autre propriété que les attributs mécaniques (dimension, dureté, masse, vitesse) – ce qui dénie toute réalité au registre qualitatif de la perception – le sensualisme considère en effet l’expérience perceptive immédiate comme une image médiate et extrêmement déformée du réel.      
      Les perceptions constituent donc, par leur inscription mnésique, le matériel élémentaire de la pensée (idées simples), source unique des formations psychiques plus complexes (idées complexes, termes généraux, concepts abstraits) par l’intermédiaire d’une loi fondamentale de composition, la loi d’association des idées, que Hume considérait comme l’homologue psychologique de l’attraction gravitationnelle newtonienne. Les idées s’associent ainsi irrésistiblement par ressemblance, contiguïté, contraste, et surtout habitude  pour Hume, l’élément essentiel de la causalité (inscription psychique d’une succession temporelle régulière d’un fait par un autre). Ainsi, par synthèse ou soustraction successives, passe-t-on du substrat perceptif de la pensée à des formations de plus en plus symboliques, puis aux abstraits.      
      La réduction analytique du complexe en éléments simples réalise ainsi l’application aux contenus de l’esprit de la méthodologie cartésienne caractéristique du rationalisme de la science classique. Cette approche est par ailleurs individualiste par essence ; l’esprit est fondamentalement conçu comme une monade, d’abord « table rase », dont l’ouverture au monde est avant tout perceptive, cognitive : on retrouve ici le « sujet de la science », prototype de l’homo psychologicus moderne. Ainsi l’associationnisme, transposition d’une théorie de la connaissance en psychologie, conçoit-il finalement toute activité mentale comme une forme plus ou moins élaborée (de la simple inférence au raisonnement le plus abstrait) du jugement (cognitivisme), ce dont rend aussi compte de sa tendance à « atomiser » le fonctionnement psychique, à le réduire, sur le modèle même du matérialisme de la physique classique, à l’interaction mécanique d’éléments simples. Si le langage se voit alors reconnaître une place essentielle dans le fonctionnement mental – puisque toute catégorie générale se réduit finalement à un mot (nominalisme) et que le raisonnement rationnel ne peut ainsi opérer que par l’intermédiaire du langage (« la science est une langue bien faite », dira Condillac) – il est conçu sur un mode purement taxinomique sans aucune appréhension des complexités de sa structure propre. C’est en réalité à une forme élémentaire de raisonnement que la psychologie associationnisme réduira aussi le registre des motivations, avec le principe d’utilité, inspiré de Hume encore et dont Jeremy Bentham, le maître de Mill, fera le principe fondamental d’une anthropologie (l’Utilitarisme) : c’est l’axe du plaisir et de la douleur qui ordonne fondamentalement les aspirations et les conduites animales et humaines – Freud en tirera « son principe de plaisir » – à travers l’association entre la tonalité affective du souvenir des expériences vécues et les images et idées connexes.      
      Au-delà de ce que les évolutions ultérieures vont lui apporter de nuances et de complexification, la théorie associationniste demeure la base et le socle de la psychologie rationaliste parce qu’elle en présentifie sous une forme minimale les postulats fondamentaux : conception monadologique de l’esprit, théorie cognitiviste de la pensée, centrage sur la conscience de l’appréhension du fonctionnement psychique, rationalisme utilitariste dans l’ordre des motivations. Ainsi appareillée, la psychologie conçoit fondamentalement l’esprit comme une machine, qui traite l’information sur un mode computatif et se trouve asservie au rationalisme de l’utile – utilitarisme individuel, et bientôt organique, puis aussi générique.      
      Au fur et à mesure de l’avancée hégémonique de la conception scientifique du monde, un puissant courant matérialiste se développe par ailleurs et, s’émancipant du demi-spiritualisme cartésien, considère l’esprit comme la manifestation du fonctionnement cérébral (« le cerveau sécrète la pensée comme l’estomac digère les aliments », dira Cabanis), c’est-à-dire comme la manifestation spécifique de l’organe préposé à la coordination et à la régulation des relations de l’organisme vivant à l’environnement extérieur. Le darwinisme viendra bientôt conforter ce réductionnisme en démontrant l’appartenance pleine et entière de l’homme au règne animal. Mais le matérialisme biologique s’intègre surtout sans difficulté à la psychologie associationniste à travers le principe d’utilité, où il reconnaît la traduction psychique des nécessités vitales de l’organisme : l’agréable est en général utile et nécessaire à la vie, le douloureux nocif et dangereux – bien sûr l’organisme n’est pas infaillible et la sensation peut-être trompée. L’instinct apparaît alors comme « une suite des lois de la formation et du développement des organes » (Cabanis) et le représentant des intérêts du corps dans le registre propre au fonctionnement psychique. Bientô, la neuropsychologie cérébrale viendra doubler les analyses associationnistes d’un support objectif concret : centres corticaux d’images, sensoriels, moteurs, du langage, centres sous-corticaux reliés au fonctionnement viscéral, fibres nerveuses de connexion paraissent ainsi matérialiser les thèses principales de la psychologie scientifique.      
      Mais le concept d’instinct permet aussi un notable enrichissement des théories associationnistes : toute l’épaisseur des déterminations vitales de l’organisme vivant, de l’hérédité, vient ainsi se surimposer à la « table rase » imaginée par le sensualisme, et informer le jeu des associations d’idées. Le registre des motivations relationnelles y gagne un statut plus consistant que les seules références utilitaristes à la notion de « sympathie », par laquelle le sujet ressent directement l’approbation ou la désapprobation de ses semblables et s’identifie à leurs joies ou à leurs peines. Cabanis va être à la source d’une thèse qui, à travers Bichat et Schopenhauer, imprégnera tout le siècle : il considère toute la sphère des relations interpersonnelles (amoureuses, familiales et sociales) comme déterminée par l’instinct sexuel qui, comme vecteur de la reproduction de l’espèce, implique intrinsèquement l’autre. Comme le formulera le grand psychiatre et psychologue anglais Maudsley, l’instinct sexuel pousse le sujet « à sacrifier une partie de lui-même à la propagation de son espèce […], entraîne l’association au moins temporaire de deux individus et plante ainsi le premier jalon de la vie sociale. Il est facile en outre de voir que l’affection pour l’être engendré par l’exercice de cet instinct, et les soins constants nécessaires à la progéniture éveillent l’instinct de maternité et de paternité[…] Par ce procédé, l’individu franchit les limites de l’égoïsme familial. Or le sentiment de la famille[…]est la base du sentiment social […] Si nous suivions le développement de l’instinct sexuel jusqu’à son point culminant, nous constaterions sa lointaine influence jusque dans les sentiments les plus élevés, sociaux, moraux et religieux de l’humanité ».      
      La jonction entre associationnisme et matérialisme ne permet pas seulement au raisonnement analytique initialement purement causaliste de s’enrichir de toute une palette de motivations finalisées véhiculées par la causalité biologique, sans pour autant transgresser le cadre d’ensemble du rationalisme  puisque les grands instincts sont foncièrement conservateurs (conservation de l’individu, perpétuation de l’espèce) et apparaissent ainsi comme une modalité spécifique des principes fondamentaux du déterminisme physique (inertie, conservation de la masse et de l’énergie) ; dans la biologie scientifique en effet, l’évolution du vivant est foncièrement attribuée au « hasard et à la nécessité » – comme le dira Freud, « il nous faut mettre les résultats effectifs du développement organique au compte d’influences extérieures qui le perturbent et le détournent de son but » (Au-delà du principe de plaisir, p. 82) – aucune prise en compte de l’évidente « poussée » endogène qui soutient l’évolution des espèces n’étant de fait possible dans un tel contexte doctrinal. Machine sophistiquée, autogérée, l’organisme se trouve asservi dans son fonctionnement au rationalisme utilitariste de la science biologique – essayez donc d’y soumettre le cycle « vital » d’un virus, parcelle d’information génétique purement destructrice, sans aucune existence propre, qui n’attendait que la naissance de l’informatique pour trouver son véritable analogon ! La biologisation de la psychologie vient aussi conforter les postulats initiaux fondamentaux des théories associationnistes, en particulier l’individualisme : superstructure la plus différenciée de la monade-organisme, le psychisme est toujours plus conçu comme enfermé dans les frontières de la boîte crânienne – Gall pensait même en palper directement les contours avec sa « phrénologie »  – toute une gymnastique théorique devenant nécessaire pour en appréhender très sommairement la dimension supra-individuelle.      
      La progression du consensus n’empêche pas la perpétuation d’une profonde opposition entre les conceptions issues du courant cartésien, largement dominant en psychopathologie, et celles héritant du sensualisme, bientôt investies dans toute une pratique de l’expérimentation psychologique. La branche allemande de la psychologie associationniste tient en effet d’Herbart, son fondateur, des exigences physicalistes rigoureuses, manifestées en particulier dans un souci de mathématisation qui débouche en 1860 sur une première réalisation concrète avec la loi psychophysique de Fechner (« la sensation croit comme le logarithme de l’excitation » – l’intensité du stimulus extérieur), suscitant l’espoir intense d’une intégration imminente de la psychologie dans le giron des sciences expérimentales. Décrivant le « champ de conscience », Herbart s’efforçait par ailleurs d’en mesurer la contenance (six représentations au maximum) et de décrire l’antagonisme dynamique (idéalement mesurable) des représentations pour l’occuper ; la « masse aperceptive » des représentations qui occupent le champ de conscience (le moi) refoule ainsi les représentations antagonistes qui passent en dessous du « seuil de conscience » – concepts qui, bien sûr, inspireront Freud.      
      Critiquant les conceptions mécanistes et atomistiques de l’associationnisme et le caractère de passivité qu’elles attribuent au fonctionnement psychique, les cartésiens s’efforcent eux de mettre en évidence l’activité constituante de l’esprit dans l’ensemble de ses manifestations, même les plus élémentaires – à l’adage classique du sensualisme (« nihil est,etc. »), Leibniz ajoutait : « nisi intellectu ipse » (si ce n’est l’intellect luimême). Les héritiers de Descartes, de Leibniz et de Kant, spiritualistes, nativistes, aprioristes, globalistes, soulignent ainsi le caractère constituant et indécomposable des catégories fondamentales de l’expérience psychique (espace, temps, individualité de l’objet) et l’activité synthétique de l’intelligence dans toutes ses manifestations. En même temps, leurs positions doctrinales deviennent de plus en plus intenables au fur et à mesure de la progression hégémonique de l’agnosticisme matérialiste : la référence plus ou moins explicite à la transcendance du registre spirituel apparaît sans cesse plus comme un archaïsme métaphysique irrationnel.      
      La deuxième moitié du 19ème siècle va permettre la résolution du conflit et apporter, avec les théories évolutionnistes, une synthèse qui suscitera un très large consensus -temporaire bien sûr : le débat rebondira au tournant du siècle avec une puissante réaction globaliste qui s’insurge contre l’inspiration foncièrement analytique et causaliste de la psychologie évolutionniste et sa tendance réductrice à dissoudre le sens des activités psychiques en les décomposant en éléments simples ; elle démontrera, expérimentalement cette fois (cf. les recherches de Binet, de Watt, Messer et Buhler, puis des gestaltistes), le rôle constituant, créateur, de l’esprit dans toutes ses manifestations, de la perception à la pensée et au discours, qui ne se laissent pas réduire à une computation mécanique d’images ou de symboles. Né au milieu du siècle de la confluence des théories transformistes, des réflexions issues du changement social et politique engendré par le rationalisme des Lumières (notion d’une évolution culturelle de l’humanité : Condorcet, Comte, Hegel), des récentes découvertes concernant l’âge réel de la planète et son histoire géologique, et des premiers pas de l’investigation paléontologique, l’évolutionnisme constitue une vaste synthèse qui supplantera vite l’autorité du récit biblique et dont l’œuvre de Darwin va bientôt constituer le couronnement. Il structurera les grandes idéologies de la modernité, de la foi libérale dans le progrès aux redoutables mythes mobilisateurs du 20ème siècle : marxisme, racisme darwinien inspiré de la notion de survie du plus apte.      
      La psychologie évolutionniste s’appuie sur la notion de l’hérédité des acquis de la race et sur ce que Haeckel, le grand disciple allemand de Darwin, baptisera « loi biogénétique fondamentale » (la récapitulation de la phylogénèse par l’ontogénèse, que les découvertes de l’embryologie comparative venaient illustrer) pour proposer la conception d’une hiérarchie superposée des niveaux successifs de fonctionnement de l’organisme vivant et du système nerveux central. La complexification croissante des structures biologiques (accroissement progressif des différenciations et des connexions fonctionnelles) rend compte de ces paliers superposés, à travers un passage du quantitatif au qualitatif dont Marx fera la grande loi dialectique de l’évolution universelle et qui rend par exemple compte sans grande difficulté théorique du saut qualitatif de l’animal à l’homme dans les capacités psychiques. L’évolutionnisme va fournir les modèles explicatifs privilégiés du réductionnisme rationaliste en biologie et en psychologie : il autorise une expansion généalogique du raisonnement utilitariste, projection fondamentale du modèle causaliste (de l’abrasion du sens) dans le champ du vivant. La règle cartésienne fondamentale de la décomposition analytique du complexe en éléments simples est ainsi sauve – non bien sûr sans paralogismes : lorsque l’apparition de caractères esthétiques sur le corps animal se voit rapporter à la sélection sexuelle (plumes et trophées de tête favorisent le mieux doté et sa descendance, qui raflent les partenaires disponibles), le mystère du sentiment de la beauté se trouve simplement viré au compte du congénère spectateur de l’autre sexe, et non expliqué.      
      Pour ce qui est du fonctionnement neuropsychologique, la psychologie évolutionniste peut alors reprendre les différentes pièces de l’analyse associationniste (composition des traces perceptives en images, généralisations conceptuelles, rôle du langage dans la constitution des abstraits) dans une réinterprétation diachronique et hiérarchique qui remplace une perspective solipsiste et mécanique par une conception de l’évolution progressive des capacités d’inscription, de rétention et d’association des structures, lentement différenciées au cours de l’évolution, du système nerveux central. Ainsi les objections des nativistes et aprioristes se trouvent-elles intégrées à une conception qui ne considère plus que l’esprit soit d’abord « table rase », puisque chaque individu porte avec lui dès avant sa naissance tous les acquis de l’espèce et n’a pas à refaire pour son propre compte le chemin déjà parcouru. De même la théorie de l’automatisme peut-elle s’intégrer à une doctrine dont toute référence directement spiritualiste est désormais expurgée : les deux niveaux de fonctionnement psychique qu’elle distingue apparaissent alors comme le reflet de la systématisation hiérarchique du système nerveux central, récapitulation de son histoire phylogénétique (aires corticales d’association, localisations fonctionnelles instrumentales, centres sous-corticaux médians). La loi de régression de Jackson-Ribot vient alors doubler la grande loi d’évolution et rendre compte en particulier de la psychopathologie, désormais appréhendée comme l’effet de l’atteinte des centres neuropsychiques les plus élevés, les plus récemment acquis dans l’évolution de l’espèce, et de l’émancipation subséquente des centres inférieurs « automatiques ». Un champ épistémologique inédit se constitue ainsi, avec la célèbre trilogie évolutionniste du primitif, de l’enfant et du fou, au voisinage immédiat de la psychologie animale.      
      Avec l’évolutionnisme, la psychologie rationnelle dispose désormais d’une assise scientifique difficilement contestable, même si son réductionnisme ne s’en trouve en rien atténué, bien au contraire. Il faut aussi remarquer que l’évolutionnisme ménage une place bien plus large pour la notion d’un psychisme inconscient que les théories matérialistes antécédentes qui, à la jonction des motions corporelles et de la conscience, situait une frange obscure mais déterminante sur le plan motivationnel et dans le sentiment de l’identité individuelle. Lorsque Darwin s’écrie dans un de ses manuscrits : « notre ascendance, donc, est l’origine de nos passions mauvaises : le diable, sous la forme du babouin, est notre grandpère », il initie un mode de raisonnement appelé à une très large diffusion dans la psychologie et la psychopathologie ultérieures. Sous la forme plus classiquement fonctionnelle de l’évolutionnisme, transcription directe de la théorie de l’automatisme, ou sous la forme plus spécifiquement darwinienne du registre de l’archaïque, la psychologie rationaliste dispose donc des instruments théoriques nécessaires à l’appréhension d’un psychisme inconscient ; mais il faut souligner que, utilitarisme biologique oblige, elle ne peut pour autant le concevoir autrement que comme une strate fonctionnelle de l’organe psychique intégrée à la synthèse globale que couronne la conscience (théorie de l’automatisme).       
      Sur ces bases en tout cas, l’héritage paradoxal de Charcot – la découverte de la consistance psychologique inconsciente des symptômes pseudo-neurologiques de l’hystérie et de leur équivalence aux suggestions hypnotiques – trouvera en Pierre Janet un investigateur et un théoricien qui en assume l’intégralité et entame du même pas la construction d’une œuvre psychopathologique imposante. Sur le plan doctrinal, Janet, élève de Ribot, s’appuie essentiellement sur la réinterprétation évolutionniste de la théorie de l’automatisme (la loi de régression) et sur la conception psychiatrique des constitutions morbides, héritière du concept morellien de dégénérescence. Ainsi conçoit-il la constitution des « idées fixes » inconscientes (les complexes freudiens) sous-jacentes aux grands symptômes hystériques comme l’effet d’une dissociation de la conscience entée sur un rétrécissement du champ de conscience, phénomène constitutionnel spécifique à la personnalité hystérique, source d’une tendance à l’émancipation de « sous-personnalités » autonomes dont l’idée fixe représente le phénomène élémentaire et les cas de dédoublement de personnalité et de personnalités multiples, la forme développée.      
      En se concentrant sur les « insuffisances psychologiques », la « misère psychologique » des névropathes, en traquant donc tous les signes « objectifs », psychologiques et somatiques, de ce qu’il considère comme une maladie cérébrale au plein sens du mot, Janet passe bien sûr souvent à côté de la signification psychologique inconsciente de bien des symptômes. Mais cette position qui se situe, on le verra, aux antipodes des bases même du trajet freudien, lui procure de fait sectoriellement une très nette avance clinique sur son grand rival. Ainsi souligne-t-il d’emblée chez les hystériques ce qu’il appelle leur besoin de direction : « les malades font sans cesse appel à l’aide d’autrui […]Tous ceux qui se sont occupés d’elles ont bien vite remarqué[…]l’attachement extraordinaire de ces malades pour leur médecin. Celui qui s’occupe d’elles n’est pas un homme ordinaire ; il prend une situation prépondérante auprès de laquelle rien ne peut entrer en balance ». A un moment (1894) où Freud ne conçoit le transfert que comme un artefact de la cure, une « fausse connexion » associative et alors qu’il maintiendra jusqu’au bout une conception purement libidinale de l’investissement transférentiel, Janet en dégage avec une netteté indiscutable la consistance de suppléance aux carences psychologiques propres du névrosé.      
      De même Janet reprendra-t-il de la tradition psychiatrique la description des troubles du caractère hystérique – « leurs enthousiasmes passagers, leurs désespoirs exagérés et si vite consolés, leurs convictions irraisonnées, leurs impulsions, leurs caprices, en un mot ce caractère excessif et instable » – en y ajoutant une fine description du fond de vide émotionnel, d’apathie, d’égocentrisme et de dépression sévère qui les sous-tend – « toutes les malades dont j’ai parlé sont tristes et désespérées ; l’ennui continuel, le dégoût de la vie, la peur, les terreurs, l’extrême désespoir, voilà ce qu’elles expriment continuellement » – avec le besoin d’excitation connexe, qui structure bien des comportements irrationnels ou puérils. Lorsqu’il se tournera un peu plus tard vers la névrose obsessionnelle qu’il baptise, lui, bien significativement psychasthénie, Janet objectivera de même un fond de « stigmates psychasthéniques » : à côté d’ « insuffisances » communes avec les hystériques (aboulie, dépressivité, nervosisme, besoin de direction, besoin d’excitation), il décrit les sentiments d’incomplétude (impressions générales d’infériorité, d’impuissance, d’inutilité, sentiments d’étrangeté, de déréalisation, de dépersonnalisation, d’automatisme) que les psychanalystes ne cerneront qu’avec un demi-siècle de retard (cf. les analyses de Winnicott sur le « faux self » et la personnalité schizoïde) . Aussi Janet situe-t-il d’emblée l’essence même de la névrose (et bientôt des grandes psychoses dont il entame l’investigation dans les années 1920) dans l’amoindrissement de la « fonction du réel » ; soit une conception dynamique et énergétique de l’adaptation à la réalité comme l’activité synthétique hiérarchiquement la plus élevée et énergétiquement la plus coûteuse du fonctionnement psychique – ce dont Freud s’inspirera en 1911. 
      D’une façon générale, la symptomatologie névrotique s’analyse chez Janet comme émancipation d’activités parcellaires et inintégration centrale de la personnalité – ce que Jung va bientôt reprendre dans sa théorie des complexes . Cette doctrine vient alors soutenir une pratique psychothérapique qui a intégré l’importance et la nécessité d’une relation stable et patiente, mais qui la conçoit comme une direction morale au long cours, orthopédique et pédagogique, prescrivant en particulier toutes sortes de restrictions d’activité – les « économies psychologiques» qui permettront au névropathe, être constitutionnellement affaibli, de mieux gérer son maigre budget énergétique. Ainsi le remarquable flair clinique de Janet lui permet-il de dégager plus clairement que Freud les nœuds principiels de l’énigme de la névrose – les déficiences subjectives, existentielles et éthiques, qui la conditionnent, comme l’appétence transférentielle qu’elles commandent – mais sa perspective doctrinale l’amène à céder au symptôme, aux antipodes du programme freudien et de l’éthique qui le sous-tend, comme elle l’empêche de reconnaître l’insigne exemplarité de la névrose dans la condition humaine .      


Présentation synthétique des quatre modèles métapsychologiques freudiens

      Je rappellerai pour commencer que ce qui fait l’originalité de Freud dès sa prise de contact avec l’enseignement de Charcot, ce qui le différencie d’emblée de Janet, son grand rival dans l’appréhension des phénomènes inconscients de l’hystéro-hypnotisme, c’est l’orientation particulière que confère à sa démarche son adhésion aux principes de l’Ecole scientiste allemande en psychologie. Ces principes s’énoncent : psychophysiologisme, théorie du champ et du seuil de la conscience, idéal physicaliste de quantification et de mesure, neuropsychologie cérébrales.
      C’est sur la base de ces principes que Freud entame sa recherche, en conceptualise les résultats et commence la construction d’un modèle du fonctionnement mental-cérébral dont le manuscrit adressé à Fliess l’automne 1895, L’Esquisse d’unepsychologie scientifique, constitue la première mouture. Freud va bientôt assez fortement l’amender sur divers points, et tout particulièrement sur son aspect « neuronique », renonçant à reconstituer dans l’immédiat une correspondance directe entre le fonctionnement mental et 1’anatomo-physiologie cérébrale. Les résultats et hypothèses de l’Esquisse perdurent ainsi dans son premier modèle proprement métapsychologique (le terme n’apparaît sous sa plume que le 13 février 1896), mais en quelque sorte laïcisées « déneuronisées »- ce qui ouvre d’ailleurs justement la carrière du terme de Métapsychologie.

A -Le premier modèle métapsychologique

      Il se constitue donc entre 1895 et 1900 et se trouve décrit en détail dans le chapitre 7 de l’ Interprétation des rêves. Il repose fondamentalement sur des conceptions :
1 – associationniste : le contenu de l’appareil psychique et des divers systèmes qui le constituent est entièrement composé d’images mentales discrètes, de représentations et seules les liaisons associatives qui les relient et le régime de ces liaisons peuvent différencier le statut de ces représentations. Les hypothèses fondamentales, tant épistémologiques (connaissance empirique du réel) que linguistiques (théorie des « images verbales ») ou cognitives (théorie de la pensée et de la logique) de l’associationnisme, sont là reprises assez littéralement par Freud ; 
2 – psychophysiologique : le psychisme est conceptualisé comme un organe corporel, les mobiles, les « énergies » qui le traversent sont issues du fonctionnement des organes et viennent charger les représentations, devenues ainsi représentantes, c’est-à-dire mandataires des besoins du corps (pulsions). L’affectivité est la manifestation direct de ces processus ; elle est donc pensée sur le modèle des processus viscéraux de tension et de décharge ; 
3 – spiritualiste; : le fonctionnement mental obéit à deux régimes fondamentaux. Le premier, le processus primaire, correspond à une circulation libre de l’énergie, à des à processus automatiques de décharge, à une pensée associative non régulée ; il représente en fait une version à peine complexifié des automatismes réflexes qui structurent la physiologie des centres nerveux inférieurs. Le second, le processus secondaire, est la source et manifeste en même temps l’emprise d’une instance d’adaptation au réel, le moi, qui vient entraver les processus primaires, leur substituant une rétention, un retard de la décharge, une élaboration consciente et verbale de la pensée, une prise en compte des exigences de la réalité dans la satisfaction des besoins pulsionnels ; 
4 – évolutionniste type Spencer/Jackson : qui imprègne l’ensemble de la conceptualisation de l’appareil mental (cf. l’identification primaire-archaïque/secondaire-évolué) et surtout fournit la clé du problème de la névrose à travers la théorie de la libido que Freud achève de construire dans la première édition (1905) des Trois essais sur la théorie de la sexualité). La pulsion sexuelle connaît en effet deux grandes étapes de développement : la première correspond à la sexualité infantile et manifeste un fonctionnement morcelé en activités pulsionnelles indépendantes (perverses), fondamentalement anarchiques et auto-érotiques (niveau primaire automatique); la seconde voit l’intégration de ces composantes initialement indépendantes en un tout hiérarchique et intégré, orienté vers un objet extérieur et un but pulsionnel unique (génital). Entre ces deux étapes prend place la période de latence où se constituent les digues psychiques qui limitent, resserrent, canalisent les pulsions libidinales, les intégrant en une organisation hiérarchisée. C’est l’étape du refoulement originaire, héritage phylogénétique « organiquement préformé », où d’anciennes activités pulsionnelles deviennent source de déplaisir en place de jouissance, se voyant ainsi détachées de l’ensemble (c’est-à-dire de l’organisation définitive du moi), constituant ainsi la « réserve inconsciente » (régie donc par le processus primaire), point d’appel des refoulements ultérieurs (après coup), source des manifestations psychopathologiques quand le cours principal de la pulsion sexuelle est barré ou que des fixations infantiles en obèrent après-coup le fonctionnement. Ces manifestations se constituent suivant les lois du processus primaire, et les symptômes névrotiques ont donc la structure des formations de l’inconscient dont le rêve est le paradigme.
      Les concepts clés du premier modèle sont donc l’inconscient, le refoulement, le processus primaire et la théorie sexuelle. Ses référents cliniques essentiels résident incontestablement dans le rêve et l’hystérie, dont la clinique a guidé pas à pas sa constitution et qui apparaît alors comme la « langue fondamentale » de la névrose. En témoignent la réduction de tous les développements psychopathologiques au temps premier du refoulement et la disparition corrélative du concept de défense des années 1892-1895, l’essentiel des analyses cliniques produites à cette période étant versé après 1895 au registre des modalités du retour du refoulé.

B -Le second modèle métapsychologique

      J’ai souligné ailleurs la lacune conceptuelle qui a autorisé la constitution du premier modèle et en constitue, en même temps la limite, à savoir l’absence de prise en compte de l’aspect global, personnel, téléologique de la subjectivité, qui s’y manifeste d’ailleurs dans la carence d’une théorie de la personnalité (ne pas confondre avec l’appareil psychique) et de ses troubles (couverts par la théorie et le terme même de dégénérescence dans les textes freudiens d’alors). Les postulats mécanico-physicalistes initiaux de la recherche freudienne ont ainsi à la fois permis une extraordinaire percée dans le champ du symptôme (et des formations de l’inconscient en général) et interdit l’appréhension de la structure subjective dans sa globalité.
      A partir de 1909 et surtout de 1911, Freud va modifier son oculaire, faire le point sur un autre registre du fonctionnement subjectif, découvrir brusquement le champ clinique laissé là en friche et passer le reste de sa vie à tenter d’en construire la théorie – cette psychologie du moi qui va venir doubler la « psychologie des profondeurs » et qui deviendra la deuxième topique. J’ai tenté de démontrer que cette mutation du regard freudien prenait sa source dans la correspondance avec Jung des années 1907-10 et dans la rencontre, à travers Jung, des théories de Pierre Janet. 
      C’est en effet la référence évolutionniste qui prend la relève de la théorie de la séduction, substituant la récapitulation ontogénique des étapes du développement phylogénétique aux deux temps (avant et après la puberté) du traumatisme sexuel de la théorie initiale. Après quelques timides références, deux textes fondamentaux entament la structuration du deuxième modèle métapsychologique: les « Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique » et les Remarques sur le cas du Président Schrebertous les deux parus en 1911. Mais le fil de pensée qui y prend sa source continuera à dérouler à travers le reste de l’oeuvre freudienne, inspirant en ppa rt iculier dans la dernière période les textes sur la psychose (1924) et le fétichisme (1927-1938) où il se trouve transcrit dans le vocabulaire de la seconde topique et le jeu de ses instances.       
      Ce qui structure précisément ce nouveau modèle, c’est l’opposition de deux registres du fonctionnement mental (désormais il vaudrait mieux dire subjectif) que Freud commence d’ailleurs par identifier aux deux processus du premier modèle, bien que des différences considérables rendent impraticable une telle superposition. Il s agit de la polarité entre, d une part, une adaptation au réel conçue comme une tension dans l’action, une activité toujours inventive (produisant sans cesse de nouvelles synthèses, dirait Janet) que Freud nommera bientôt alloplastie et, d’autre part, un refuge pathogène dans un monde intérieur de rêveries fantasmatiques, de réalisation omnipotente et irréelle du désir (introversion de Jung, autoplastie de Freud). Je rappellerai que le thème du fantasme était loin de représenter alors une nouveauté dans la théorie freudienne, mais il était jusque-là toujours conçu comme un maillon dans le cycle de la décharge pulsionnelle, une anticipation mentale (une « préconception ») de l’action – certainement pas comme un des versants de l’activjté subjective dans sa médiation entre la pulsion et le réel ; corrélativement, l’acte qui amène la décharge pulsionnelle n’a plus l’allure d’un circuit réflexe (« action spécifique » du premier modèle) dont le moi ne contrôle en quelque sorte que la gâchette ; il devient action, soit effort intelligent (et informé du réel) pour inventer une solution pratique qui satisfasse le désir. Quant à la décharge primaire, elle ne consiste plus dans le déclenchement intempestif du réflexe instinctif, mais se consume en décharges énergétiques internes (manifestations mimiques et viscérales de l’affect – dans le premier modèle, le fonctionnement psychique primaire déclenchait à la fois l’acte spécifique et l’hallucination de son objet (cf . les deux versants de la symptomatologie hystérique : les symptômes de conversion et les « délires »). Désormais, l’activité mentale autistique primitive ne produit que l’hallucination de la satisfaction et cette autarcie illusoire n’est un temps possible au sujet que grâce au soutien de son environnement (cf. les soins maternels ou l’oeuf des oiseaux). Le sujet devra ensuite faire l’apprentissage douloureux du réel.
      La construction du deuxième modèle se fait autour du concept-clé du narcissisme primaire et du champ clinique de la psychose (autisme du délire). Il s’accompagne d’une mutation de la théorie de la technique où le concept du transfert s’arroge une position centrale, reléguant au deuxième plan la vieille théorie de la catharsis (l’équation fondamentale souvenir – symptôme) qui structurait encore les textes techniques de 1904. Les emprunts conceptuels qui servent à la construction du second modèle concernent essentiellement le premier système théorique de Pierre Janet, dont les sources sont spiritualistes et évolutionnistes (du type Spencer-Jackson), mais qui constitue en réalité une transition créatrice à un modèle globaliste, c’est-à-dire à un modèle dans lequel la spécificité et la transcendance du registre subjectif par rapport au registre matériel constitue l’intuition fondamentale dont vise à rendre compte la théorisation en psychologie.

C – Le quatrième modèle métapsychologique

      Les deux derniers modèles de la conceptualisation métapsychologique freudienne émergent lentement au fil des années 1912-1926 à partir d’une matrice indifférenciée dont Totem et Tabou fournit la première mouture. La substance du quatrième modèle est inscrite dans l’ultime conclusion du livre : « Au commencement était l’action. » Je renverrai immédiatement le lecteur au précédent paragraphe sur le second modèle pour faire ressortir l’hétérogénéité absolue des prémisses principielles de ces deux modèles si proches pourtant dans le temps de leur naissance. Comme si Freud, dans son double effort, à la fois pour penser la mutation que vient de subir son regard et pour conserver la filiation à son premier modèle, suivait l’éclatement des deux aspects initiaux du processus primaire (réflexe impulsif et hallucination) dans les deux versions opposées ainsi promues du fonctionnement mental originaire (action impulsive ou autisme).
      Les références théoriques de Totem et Tabou ne sont pas difficiles à dégager : il s’agit de l’anthropologie évolutionniste, c’est-à-dire d’un courant très marqué par l’évolutionnisme deuxième manière, darwinien . Je rappellerai que le darwinisme se distingue de l’évolutionnisme basal, spencerien, par la dimension historique (au sens d’une genèse mythique) qui amène la substitution à l’opposition élémentaire/organisé (Spencer-Jackson) du conflit archaïque (originaire) / évolué. Par ailleurs, la composition théorique de Totem et Tabou s’avère hétérogène puisque deux lignes de pensée le structurent : la première s’inscrit dans le fil du développement du deuxième modèle (cf. la troisième partie sur l’Animisme et la toute-puissance des pensées), tandis que la deuxième propose le concept d’une impulsivité fondamentale du psychisme archaïque, à travers un examen du problème de l’ambivalence et de la genèse de la conscience morale dont la clinique de la névrose obsessionnelle avait fourni le matériau (cf . le cas de l’Homme aux rats, 1909).
      Ainsi se constitue un modèle fort proche de celui qui inspire à la même époque le fonctionnalisme américain, lui aussi de descendance darwinienne et centré sur le concept d’adaptation. Freud n’en l’élaboration qu’en 1925 avecInhibition, Symptome et Angoisse, alors qu’il a déjà formulé l’essentiel de la seconde topique sur la base du troisième modèle (cf. infra). A l’opposé de la vision pessimiste que véhicule ce dernier, le quatrième modèle va donc proposer un large tableau de l’activité synthétique et adaptative du moi, de sa politique et de ses stratégies. Cela sous le double aspect, d’une part de son développement génétique, d’autre part, de son constant effort de médiation entre la réalité objectale externe (puis intériorisée) et les pulsions aveugles du Ça qu’il s’efforce d’intégrer à son organisation (c’est 1’ « assèchement du Zuydersee » que Freud propose alors comme objectif essentiel de la cure analytique). Rappelons rapidement les caractéristiques principales du quatrième modèle : 
      – à travers une refonte complète de la théorie de l’angoisse, il tend à virer au compte de l’activité défensive du moi l’ensemble du processus névrotique dont les différents moments (problème du développement d’angoisse, du refoulement originaire, de la régression, de la formation de symptôme, etc.) apparaissent ainsi comme l’effet de sa stratégie synthétique et adaptative (fonctionnalisme). Le corollaire en est la reprise du vieux concept de défense dont le refoulement (et même le refoulement originaire) ne constitue plus qu’une espèce ; 
      – la psychopathologie est alors essentiellement pensée en terme d’anachronisme : l’activité adaptative du moi obéit à une véritable rationalité ; elle se modifie en effet en fonction du développement de sa propre structure (maturation) qui modifie les situations de danger (et de satisfaction) auxquelles il a affaire comme les possibilités défensives dont il dispose. Ainsi se déroule une séquence génétique de situations : détresse et immaturité initiale (naissance), dépendance totale aux objets (complexe d’Oedipe et angoisse de castration), latence et constitution du surmoi, âge adulte et adaptation sociale. C’est la permutation de modes de réaction (patterns, diront plus tard les analystes américains) ne correspondant plus objectivement à la situation tant interne qu’externe qui rend compte de la propension aux névroses, conséquence en dernier ressort de la prématuration de l’enfant humain, de sa situation initiale de détresse et de dépendance, et de la tendance aux fixations évolutives ;
      – un corollaire intéressant de ce passage au premier plan d’une théorie génétique du développement est la révision du postulat de l’indestructibilité des désirs infantiles attaché au premier modèle (c’est-à-dire à une vision mécaniste du psychisme) : la conception d’une véritable disparition possible du complexe d’OEdipe dans le développement normal se situe bien sûr aux antipodes des conceptions initiales.
      Les concepts clés attachés au deuxième modèle (narcissisme) et au troisième (pulsion de mort) se trouvent bien entendu également gommés dans le quatrième ; si l’adaptation et l’activité du moi sont les concepts clés de ce modèle d’inspiration fonctionnalisme, son champ clinique de référence est la névrose obsessionnelle, « à n’en pas douter l’objet le plus intéressant et le plus fécond de la recherche analytique », comme dira Freud au méme moment.

D – Le troisième modèle métapsychologique

      I1 émerge progressivement au carrefour du deuxième et du quatrième modèles dont, par certains côtés, il peut apparaître comme une tentative de synthèse. Ainsi peut-on le voir prendre corps, me semble-t-il, à partir de trois germes : 
      – sur le terrain du quatrième modèle, c’est le problème particulier de l’intégration de l’ambivalence au cours du deuil, à travers l’intériorisation des désirs de l’objet perdu, qui en constitue à l’évidence la source. Le problème du complexe paternel et de la constitution de l’instance morale, que Freud a surtout envisagé dans Totem et Tabou sous l’angle de la répression de la haine et de l’envie (impulsivité primaire) et de la clinique de la névrose obsessionnelle, vont ainsi le conduire à l’investigation du deuil et de la mélancolie ;
      – sur le terrain du deuxième modèle, la clinique du narcissisme a amené Freud, dès 1914 (Pour introduire le narcissisme), à entamer la théorie des idéalisations et de la structuration des idéaux du moi. L’objet externe (parental) apparaît là comme l’héritier de l’omnipotence narcissique originaire et la source introjective de l’idéal du moi ;
      – d’autre part, la reconnaissance, dans le concept de narcissisme, de l’existence précocissime d’un choix d’objet infantile ouvre la voie à un profond remaniement de la théorie libidinale. A l’anarchie perverse polymorphe de la sexualité de l’enfant (1905) se substitue le dégagement d’une séquence d’ « organisations sexuelles infantilises » : si Freud en intègre le concept à la théorie sexuelle, il n’en demeure pas moins qu’il recouvre en réalité, c’est-à-dire dans sa clinique, quelque chose de beaucoup plus global, en fait l’ensemble de la vie psychique de l’enfant à un moment donné, activité sexuelle et choix d’objet certes, mais aussi modalités d’ensemble de l’organisation du moi, de la relation objectale et de la totalité du vécu.
      C’est dans la Métapsychologie de 1915, cette première tentative avortée de synthèse, que le troisième modèle va commencer à se constituer, dans la deuxième .partie de l’essai sur les Pulsions et leurs destins. Freud y envisage le problème de l’ambivalence en l’intégrant à une description du développement génétique du moi, où ce dernier terme ne désigne plus une instance fonctionnelle différenciée dans un , appareil mécanico-biologique, mais l’être subjectif (le self, diraient les auteurs anglosaxons modernes) dans la globalité de son rapport au monde extérieur objectal. Les termes d’amour et de haine lui apparaissent en effet ne pouvoir  » être utilisés pour les relations des pulsions à leurs objets mais réservés pour les relations du moi total aux objets « (Métapsychologie, p. 40 ; c’est moi qui souligne). A ce point, la description des étapes du développement libidinal débouche sur l’histoire de la structuration la subjectivité. L’amour et la haine, confondues dans la première étape orale-narcissique (moi-plaisir purifié), se désintriquent au fil de l’organisation anale- sadique (poussée à l’emprise sur l’objet), puis s’opposent dans l’organisation génitale (post-ambivalente, dira Abraham) tandis que s’achève la constitution de la relation d’objet. Au passage les mécanismes d’incorporation-réjection de l’étape primaire orale-narcissique ont fourni la clef de l’interprétation du cycle maniaco-dépressif et éclairé la genèse des idéalisations. 
      Mais l’ensemble de ce développement repose sur une telle mutation de la conceptualité freudienne que son intégration théorique ne pourra se faire qu’à l’aide d’outils conceptuels neufs et profondément hétérogènes à ceux de la première topique, toujours en usage en 1915. C’est ainsi qu’entre 1919 (Au-delà du principe de plaisir) et 1923 (Le Moi et le Ça), Freud fournit le deuxième grand effort créatif de son oeuvre de théoricien en dotant le troisième modèle de sa charpente conceptuelle :       
      – la polarité amour/haine ne peut plus être réduite à une conception mécanico-énergétique de la pulsion (premier modèle) : elle inclut en effet d emblée téléologie et signification, c’est-à-dire les éléments caractéristiques du registre subjectif . Pour en rendre compte, Freud va choisir de s’inspirer de son passé pré-scientifique, , retrouvant à travers ce tournant néo-lamarckiste sa fascination première pour Goethe et la philosophie de la Naturel. Ainsi conçoit-il la nouvelle dualité pulsionnelle (pulsion de vie/pulsion de mort) intégrant du même coup le registre subjectif à la racine même de l’existence, réglant aussi ses comptes avec les deux grandes dissidences (Adler et Jung) en leur ôtant le terrain même de leur polémique ; 
      – il faut fournir au « moi total »et à l’histoire de sa structuration un modèle qui en intègre la globalité et qui ne peut plus avoir grand chose à voir avec les circuits électro-neuronique de l’Esquisse. La « vésicule indifférenciée de substance excitable » dont Freud propose l’image fortement vitaliste en 1919 va demeurer le socle de la seconde topique. L’ « œuf » syncitial des origines se différencie certes ensuite en instances, mais d’une part chacune d’entre elles conserve l’aspect global, subjectif et personnel qu’il métaphorisait, d’autre part l’ensemble de l’organisme psychique en reconduit la Gestalt (cf. les fameux schémas de 1923 et 1932) ; 
      – sur cette double base, la dialectique de la structuration interne de la subjectivité et du jeu de ses instances va pouvoir prendre sens. Le concept d’introjection -identification est la pièce essentielle de ce procès et éclaire tant le développement du moi que la constitution du surmoi-idéal du moi. L’aboutissement en est le tableau des relations de dépendance du moi et la description de la lutte que se livrent les deux grandes pulsions (alias l’amour et la haine) à travers la politique, les conflits et les alliances qui mettent aux prises les instances subjectives.
      Le référent clinique du troisième modèle se dégage sans difficulté des bases même de la théorisation freudienne, de l’accent dramatique et pessimiste qui marque les deux textes de 1919 et 1923 (et qui amènera en 1925, le « coup de barre » en sens opposé de Inhibition, Symptôme et Angoisse) et de la considération que le surmoi du : mélancolique manifeste « pour ainsi dire une pure culture de la pulsion de mort » (Le Moi et le Ça, in Essais de psychanalyse, p. 268). La mélancolie est donc l’unique occurence clinique où se manifeste ouvertement cette pulsion toujours cachée et silencieuse, comme le champ privilégié où se conjoignent les deux innovations conceptuelles essentielles qui structurent le troisième modèle. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le fait que, dans le cadre du troisième modèle, le concept de narcissisme vient recouvrir une modalité d’organisation du moi et de la relation objectale (moi-plaisir purifié) et non plus un état de reploiement autistique des investissements (deuxième modèle) ; corrélativement, sa signification conceptuelle dévie de l’autisme hallucinatoire à l’omnipotence – c’est-à-dire cliniquement du référent psychotique (shizophrénie-paranoïa) au référent maniaque. C’est la même dynamique qui fait qu’à partir du Moi et le Ça, Freud conçoit le narcissisme du moi comme toujours secondaire (« dérobé aux objets »). Le narcissisme primaire tend en effet, dans le cadre du troisième modèle, à prendre la signification d’un pur état anobjectal (narcissisme du ça).

Nota bene : Bien entendu, si la deuxième topique se structure à l intérieur du troisième modèle, elle devient aussitôt la « langue fondamentale »commune à l’intérieur de laquelle se trouve retranscrits les trois autres. Ainsi le Ça peut-il prendre les traits de l’inconscient du premier modèle, de la propension autistique et déréelle du deuxième, de l’impulsion aveugle du quatrième, tout en conservant l’aspect de ‘l’arène où se livre l’éternel combat d’Eros et Thanatos (troisième). Il est cependant essentiel de distinguer derrière cette terminologie identique le contexte théorique qui donne à chaque terme son extension et sa signification véritables à l’intérieur de chacun des quatre modèles. 


1- Les grandes étapes de la Psychiatrie clinique

      La constitution de la psychiatrie comme discipline de savoir, corps de pratique et branche de la médecine scientifique, à l’orée du 19ème siècle, va représenter à la fois une très profonde rupture culturelle et l’avancée ultime et décisive du matérialisme scientifique dans le champ social. Un lien immémorial se rompt là, dans la foulée du « désenchantement du monde », celui qui reliait la Folie (au sens le plus large) au Sacré et, lui supposant par là une transcendance impénétrable pour le commun des mortels, assignait sa prise en charge à des procédures magiques et rituelles que nous évoquerons plus loin. La Folie, qui était possession, damnation, inspiration sacrée, renvoyait directement au surnaturel ; la voilà réduite à un pur déficit : le fou devient à l’inverse l’insensé. Dépouillée de toute transcendance, de tout mystère propre, réduite donc à une appréhension purement déficitaire, elle déchoit au statut de maladie mentale – c’est-à-dire, dans l’épistémé matérialiste de la médecine anatomo-clinique, d’affection cérébrale. C’est donc à la perturbation d’un organe, au privilège certes exceptionnel puisqu’il est le siège supposé de la conscience, mais organe tout de même, de la machine corporelle, qu’est d’emblée assignée la causalité de l’aliénation mentale. La filiation doctrinale cartésienne de la psychopathologie s’indique ici directement, à travers le statut du corps dans la doctrine de Descartes.         
      Le point le plus délicat et en même temps le plus riche d’implications du dualisme cartésien concerne en effet le statut du corps et l’articulation dans l’être humain des deux substances – la matière-étendue et l’esprit. Comme le formule Descartes, « je suppose que le corps de l’homme n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre » ; au-delà de l’empreinte, évidente ici, du récit biblique (Genèse, II, 7 : « l’Eternel forma l’homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie, et l’homme devint un être vivant »), il faut reconnaître dans cette conception l’archétype organisateur du savoir scientifique médical anatomo-physiologique. Leibniz la prolonge : « tout ce qui se fait dans le corps de l’homme et de tout animal est aussi mécanique que ce qui se fait dans une montre », avant Claude Bernard, le fondateur de la médecine expérimentale – « il ne saurait y avoir de barrière entre la science des corps vivants et celle des corps bruts »  – et le grand physiologiste allemand Helmholtz, auquel Freud se rattache directement à travers son maître Brücke, cojureur du fameux serment de 1845 qui ne dit pas autre chose : « nulles autres forces que les forces physico-chimiques communes ne sont actives dans l’organisme ». L’appréhension par la science, tout au moins classique, de tout objet de recherche, passe obligatoirement par sa réduction au statut de machine, d’automate – comme par exemple le dit encore Descartes, l’animal est « une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée que celles qui peuvent être inventées par l’homme ». Ainsi la césure dedans-dehors caractéristique de l’univers scientifique se double-t-elle automatiquement d’une césure psychosomatique corps-esprit responsable de l’obtusion de la médecine scientifique vis-à-vis de la causalité psychique ( du sens ). Une expérience existentielle décisive s’investit en même temps ici : la découverte par le sujet moderne de la liberté potentielle de la conscience face aux « automatismes » (cf. infra) qui l’asservissent – déterminismes pulsionnel ou surmoïque, puissances des inerties acquises de la problématique personnelle, que la césure cartésienne tend à réduire à l’opposition esprit/matière (cf. les théories génétiques en psychopathologie).
      L’originalité du cartésianisme, par rapport aux doctrines matérialistes pures qui commencent à fleurir à la fin du 18ème siècle, est plutôt de reconnaître au sujet humain, à côté de la machine corporelle-animale, une subjectivité transcendante centrée sur la conscience rationnelle et réflexive, et dès lors, d’introduire à la délicate question de la dialectique conflictuelle interne à l’être humain entre corps et esprit. Une ligne de partage se dessine alors dans la subjectivité entre ce qui relève du corps, donc de la matière (les fonctions automatiques, comme on les appellera bientôt) et la pure transcendance de la conscience rationnelle. Descartes ne fait là que s’inspirer de la tradition aristotélicienne qui superpose chez l’être humain, « animal raisonnable », aux âmes végétatives, sensitives, motrices, voire représentatives (les « phantasmes » d’Aristote – images intérieures de la mémoire et de l’imagination) de l’animal, la raison, l’intellect, dont la partie active (« l’intellect agent », créateur des concepts) est universelle, séparable du corps (donc immortelle) et identique à la pensée divine. Mais évidemment, le mécanisme cartésien durcit sensiblement le dualisme déjà présent chez Aristote et dans la grande scolastique médiévale, puisque la référence au corps ne renvoie plus désormais à la créature vivante dotée d’une âme, fût-elle inférieure, mais à une machine. 
      Descartes renvoie donc classiquement perception, mémoire, motricité, imagination, du côté du corps – l’analyse des formations imaginaires comme un simple réarrangement d’images perceptives retenues par la mémoire, truisme depuis Aristote, réalise en fait l’opération réductrice principielle du rationalisme psychologique en désupposant de fait toute puissance créatrice véritable à la pensée symbolique (par exemple au rêve), nous y reviendrons. Surtout, il va désigner dans les passions, l’affectivité, la voie royale par laquelle le corps affecte l’esprit – les « représentants » psychiques, comme le dira Freud, des appétits corrélatifs des impératifs de fonctionnement de la machine corporelle. Le cartésianisme peut alors promouvoir l’idéal rationaliste qui, à travers la philosophie des Lumières, dominera le 18ème siècle, la Révolution française et toute la modernité : empire de la conscience, émancipée par la Raison, sur l’ensemble de la subjectivité, maîtrise des passions, réduction des dévergondages de l’imagination et de la croyance individuelle ou collective (les « idoles » de Bacon). A travers la lutte contre l’ « obscurantisme » – les ténèbres de la matière (des passions) s’opposent ici à la lumière de la conscience – politique ou religieux (« écraser l’Infâme », dit Voltaire), le rationalisme semble ainsi prolonger le combat séculaire de l’éthique monothéiste contre l’idolâtrie et les « faux dieux ».  
      Mais identifier ainsi directement l’esprit, dans son essence même, à l’intellect – le sujet cartésien, sujet de la science, est un sujet « scientifique », en tout cas cognitif, comme l’homo psychologicus qui va lui succéder – ne boucle pas seulement la forclusion de l’inconscient dans l’univers rationaliste ; l’opération engage en même temps une double idéalisation, aux lourdes conséquences : 
      – l’assimilation du rationnel et du raisonnable marie optimisme épistémologique et utopisme social. Comme le formule limpidement Kant, démarquant directement Rousseau : « il n’y a pas chez l’homme de dispositions au mal. Le mal vient de ce que la nature n’est pas réglée. Il n’y a dans l’homme que les germes du bien ». La doctrine augustinienne de l’inexistence ontologique du mal – le mal n’est que l’ignorance du bien : celui qui connaît le bien ne peut plus vouloir le mal – qui évite d’en attribuer la responsabilité à Dieu, informe ici secrètement l’idéologie des Lumières, préparant la confusion du registre de la connaissance rationnelle avec celui de l’éthique.
      – l’architecture hiérarchique du dualisme cartésien, calquant le pouvoir attendu de la conscience sur les passions sur le modèle monarchiste du gouvernement du Créateur sur la création (toujours la supériorité ontologique de l’esprit sur la matière), tend à naturaliser le fonctionnement idéalisé du sujet de la science, à l’ériger en aboutissement naturel, en étape terminale du développement du sujet. Ainsi un accomplissement historique, aussi remarquable qu’exceptionnel dans le devenir humain, prend-il rang d’issue inévitable, soutenant l’extraordinaire ethnocentrisme de la modernité occidentale, préparant sa domination « naturelle » sur les « civilisations inférieures » et les peuples non-européens.
      Au moment même où la démocratie constitue la citoyenneté politique sur ces mêmes bases idéologiques, l’institution par l’aliénisme de la folie comme « maladie mentale », perte de la Raison, la situe d’emblée comme l’envers de l’idéal rationaliste des Lumières – ce qui, en érigeant désormais ce dernier en norme, en achève d’ailleurs la naturalisation et en occulte la teneur idéalisante. La dévolution à la médecine de la juridiction sociale sur la folie ne constitue donc pas seulement un progrès culturel considérable et un notable adoucissement des mœurs, réalisation en acte du programme philanthropique du groupe des Idéologues, les héritiers français directs des philosophes des Lumières. En fondant la clinique psychiatrique sur le modèle idéal de l’Histoire naturelle de Buffon, discipline d’observation essentiellement empirique et classificatoire, Philippe Pinel, membre d’ailleurs comme Buffon du groupe des Idéologues, importe dans l’approche de la folie la structure constituante du rationalisme scientifique, en particulier l’écart ontologique extrême qui le structure entre le sujet de la science et le phénomène-objet d’investigation. C’est ce qui rend compte de la posture d’objectivation qui structure le dispositif psychiatrique et organise les procédures majeures (interrogatoire, présentation de malades, expertise, certificats) où se constitue et se présentifie la connaissance clinique et dont on sait par ailleurs le rôle central dans la formation du psychiatre. Au-delà des indéniables efforts personnels d’humanité de bien des praticiens, le démarquage d’un modèle, médical ou scientifique, d’investigation d’un objet physique dans la relation au semblable, même et surtout fou, a des conséquences forcément dévastatrices en tendant à chosifier et à aliéner un sujet déjà immergé dans une terrible expérience.
      La classification clinique que propose Pinel, source du premier paradigme de la science psychiatrique , est entièrement vectorisée par la conception de la perte de la Raison dont elle situe en fait les divers paliers : 
      1. mélancolie ou délire partiel, où le délire, gai ou triste, se limite à un objet ou à une série particulière d’objets, le jeu des facultés mentales étant par ailleurs intact.
      2. manie ou délire général, concernant tous les objets et plusieurs des « fonctions de l’entendement ».
      3. démence ou abolition de la pensée – par où Pinel, bien sûr, entend le jugement : incohérence dans les manifestations anarchiques des facultés mentales.
      4. idiotisme ou oblitération des facultés intellectuelles et affectives, le malade étant réduit à une existence végétative, avec des restes sporadiques d’activité mentale. 
      Cette classification purement syndromique, qui s’affinera et s’étoffera progressivement au fil de la première moitié du 19ème siècle, situe à l’évidence les degrés successifs, dans une échelle descendante, de la destruction de la conscience jusqu’à l’existence purement végétative, c’est-à-dire corporelle.
      La conception doctrinale de la folie qui la double est, comme de juste, calquée sur le modèle cartésien de la passion – conception psychophysiologique bien entendu, et non psychogénétique comme on l’a parfois anachroniquement soutenu, puisque c’est par l’intermédiaire du retentissement viscéral de l’éréthisme passionnel que s’opère le dérangement mental-cérébral. Comme le formule Pinel, la perturbation « part de la région de l’estomac et des intestins d’où se propage comme par une espèce d’irradiation le trouble de l’entendement ». Pinel s’appuie d’ailleurs ici sur une très précieuse intuition clinique : celle du retentissement corporel, biologique, de toute pathologie mentale sérieuse ; cet appoint neuropsychique, « processuel » (Jaspers : cf. infra), constitue de fait l’assise épistémologique de la construction ultérieure de la grande clinique psychiatrique. En privilégiant les « causes morales » (excès passionnel, désordre des mœurs), la doctrine pinellienne va privilégier le traitement moral – une thérapie essentiellement institutionnelle dont l’isolement, la coercition efficace et la discipline d’un « travail mécanique » sont les trois piliers. Il s’agit en définitive de « subjuguer et dompter l’aliéné en le mettant dans l’étroite dépendance d’un homme qui, par ses qualités physiques et morales, soit propre à exercer sur lui un empire irrésistible et à changer la chaîne vicieuse de ses idées ». Comme on le voit, à la défaillance de la conscience rationnelle doit suppléer l’autorité paternelle et tutélaire du médecin, seule capable de rétablir la hiérarchie psychophysique naturelle que la passion a détruite et dont la maladie représente l’inversion.
      A la charnière du milieu du siècle, Baillarger fournira la formulation canonique de la doctrine qui structure l’appréhension psychiatrique de la folie avec sa théorie de l’automatisme, d’inspiration cartésienne patente (via la philosophie spiritualiste de Maine de Biran et de Jouffroy) :  
      « Il existe en nous, quant à l’exercice intellectuel, deux états très différents. Dans l’un, nous dirigeons nos facultés, et nous les employons à nos desseins, nous sollicitons des idées et après les avoir fait naître, nous les conservons plus ou moins longtemps pour les examiner sous tous leurs aspects ; il y a alors intervention active de la personnalité : c’est l’exercice intellectuel volontaire. L’autre état est tout à fait opposé : c’est l’état d’indépendance pour les facultés et d’inertie pour le pouvoir personnel. « Nous sentons alors, dit Jouffroy, notre mémoire, notre imagination, notre entendement se mettre en campagne sans notre congé, courir à droite et à gauche comme des écoliers en récréation, et nous rapporter des idées, des images, des souvenirs trouvés sans notre secours, et que nous n’avions pas demandés ». Pour peu qu’on s’observe, on reconnaît que ces deux états se succèdent alternativement : à chaque instant, nous reprenons la direction de nos idées et à chaque instant elle nous échappe. Mais il arrive aussi que l’état d’indépendance des facultés se prolonge : alors « la défaillance est générale, c’est-à-dire que le pouvoir personnel abdique entièrement, et lâche en même temps les rênes à toutes nos facultés. C’est ce qu’on peut observer dans ces moments où le corps étant dans un repos parfait, la sensibilité à peine effleurée par quelques sensations légères, nous laissons aussi aller notre mémoire, notre imagination et notre pensée comme elles le veulent, et tombons dans ce qu’on appelle l’état de rêverie. Notre personnalité n’est pas éteinte, elle surveille encore le jeu naturel des capacités qui l’entourent : elle a la conscience qu’elle peut, quand elle le voudra, s’en ressaisir ; mais pour le moment elle ne gouverne pas, elle laisse tout aller, elle se repose. Dans cet état, toutes nos facultés se meuvent de leur mouvement propre et selon leur loi, non selon les nôtres, et par notre impulsion. L’homme s’est retiré, et notre nature vit comme une chose ; tout ce qui passe en nous est fatal : nous sommes retombés sous la loi de la nécessité, qui se joue de nous comme elle se joue de l’arbre et des nuages ». A ces passages empruntés à Jouffroy, je n’ajouterai plus que le suivant : « L’homme se rapproche des choses quand il délaisse cet empire qu’il dépend de lui de prendre ; quand, au lieu de s’approprier ses facultés, il les abandonne à leur propre mouvement, et reste paresseusement endormi au milieu d’un mécanisme dont il lui a été donné de gouverner tous les ressorts ». Qu’est-ce que cet état de rêverie pendant lequel notre nature vit comme une chose, où tout ce qui se passe en nous est fatal, où nous sommes retombés sous la loi de la nécessité, qui se joue de nous comme elle se joue de l’arbre et des nuages ? Qu’est-ce que cet état que Jouffroy compare à un mécanisme mû par des ressorts ? Cet état, c’est l’automatisme de l’intelligence caractérisé par l’exercice involontaire de la mémoire et de l’imagination ».
      C’est donc cet état de subversion de la conscience par les automatismes psychologiques, où le sujet humain perd sa liberté spirituelle pour tomber sous le règne de la nécessité (corporelle, matérielle), qui va constituer le modèle épistémologique dominant de l’appréhension rationaliste de la folie et ôter à son expérience toute portée symbolique – de même qu’au rêve, qui lui est toujours comme de juste associé et qui va prendre rang lui aussi parmi les dévergondages insensés de l’automatisme psychologique. A la même époque, Moreau de Tours, autre grand aliéniste français, dote la théorie d’une assise expérimentale par son (auto-) observation de l’intoxication par le haschich, prototype de nombre de recherches ultérieures : l’atteinte toxique des fonctions psychiques supérieures (la conscience) libère les automatismes émotionnels et imaginatifs jusqu’à l’hallucination et le délire – une stimulation « périphérique » peut s’y joindre, jouant sur les appareils perceptifs, mais elle est insuffisante à elle seule à subvertir la conscience (cf. la sémiologie de l’hallucinose). 
      La théorie de l’automatisme est d’abord la transcription d’une expérience existentielle : celle de la conscience moderne, du sujet du monde profane « désenchanté » de la science, de l’homo psychologicus, totalement identifié à son moi conscient, n’ayant plus accès aux forces psychiques profondes que sous une forme négative, privative (in-conscient), comme perte du pouvoir de maîtrise de la conscience dans le gouvernement de la subjectivité ; l’attribution à l’ « automate » corporel des occurrences subjectives qui échappent au règne du moi conscient représente la transcription directe de l’opération des césures cartésiennes, avec la forclusion de (ce qui du coup devient) l’inconscient, qu’elles impliquent. Comme conception d’ensemble, cette théorie de l’ « emprise organo-psychique » (Mignard) inspirera les recherches des plus grands cliniciens de la psychiatrie et les œuvres les plus accomplies de l’ « âge d’or » de la clinique – de Baillarger à Bleuler en passant par Jackson et Pierre Janet – avant d’organiser les grandes systématisations (cf. sa reprise par Henri Ey) de sa décadence contemporaine. Elle se « laïcisera » (se neurologisera) sans difficulté, l’opposition des zones associatives du cortex cérébral (en particulier le cortex frontal) et des formations du cerveau médian (noyaux gris centraux, système limbique) lui fournissant un support d’apparence moins métaphysique. Elle pourra accueillir une fine dialectique phénomènologisante, celle de la lutte initiale de la conscience et du moi contre l’invasion des phénomènes pathologiques, puis de leur subversion, de leur soumission au processus psychotique (phase de construction du délire), jusqu’à l’éventuelle désagrégation terminale. Ainsi de Griesinger, qui l’initie, à Jaspers, la grande clinique phénoménologique allemande procède-t-elle elle aussi, à sa manière, de ce modèle d’ensemble, qui influencera profondément Freud, de sa conception du processus psychotique à la construction même de la métapsychologie (opposition des processus primaire et secondaire de la première topique, du moi organisé et du ça anarchique dans la seconde).
      Mais la théorie de l’automatisme produit surtout la conception de la normalité psychique indispensable au fonctionnement cohérent du dispositif psychiatrique. Aussi traverse-t-elle sans difficulté les évolutions et même les retournements de paradigme que connaît la recherche clinique. Une deuxième approche double ainsi presque dès le départ la domination des « causes morales » et du modèle passionnel dans la première psychiatrie clinique, pinellienne. Elle rend compte en particulier de l’idiotie congénitale ou précoce, comme de la prédisposition héréditaire en jeu même lorsque les causes morales sont déterminantes : elle va vite devenir dominante, au fur et à mesure que les espoirs enthousiastes investis dans la construction des asiles (« une maison d’aliénés est un instrument de guérison entre les mains d’un médecin habile ; c’est l’agent thérapeutique le plus puissant contre les maladies mentales », proclamait Esquirol) se heurtent à la décevante réalité. Griesinger va donner à cette deuxième approche sa formule canonique : « les maladies mentales sont des maladies du cerveau », conception que confortent toujours plus au fil du siècle les progrès de la connaissance psychiatrique dans le champ des troubles mentaux réellement organogènes (isolement paradigmatique dès 1822 de la paralysie générale, puis description des syndromes liés aux lésions du cerveau et aux intoxications) et le souci d’un alignement épistémologique plus direct sur la médecine scientifique anatomo-clinique.
      Le passage de l’un à l’autre de ces deux modalités successives d’appréhension rationnelle de la folie en aggrave bien sûr notablement le statut social – dans la seconde, le fou apparaît sans nuance comme un sous-homme au cerveau lésé, ce que la théorie de la dégénérescence va bientôt consacrer. Cette doctrine que Morel systématise au milieu du 19ème siècle va permettre à la psychiatrie de rendre compte de la masse principale des phénomènes de la folie : ceux pour lesquels on ne trouve aucune causalité organique manifeste ; l’idée d’une atteinte de l’intégrité cérébrale plus fine qu’une lésion isolable, et d’étiologie héréditaire, réalise ainsi l’unité de la théorie en une pathogénèse où les atteintes organiques patentes enclenchent par transmission héréditaire la prédisposition des générations suivantes. La thèse de la dégénérescence capitalise en même temps un incontestable progrès dans l’observation clinique, tant au niveau de la distribution familiale des troubles mentaux qu’à celui des perturbations psychologiques qui antidatent chez beaucoup d’aliénés l’éclosion des manifestations psychotiques et leur survivent si celles-ci s’amenuisent ou disparaissent ; elle va stimuler un nouvel essor de l’observation clinique et une clinique différentielle pertinente.
      Mais elle jette en même temps sur la folie une aura de suspicion qui assombrira tout le siècle (cf. l’œuvre de Zola qui en transcrit la menace) et soutiendra les mises en garde et les manœuvres eugéniques (gare à la « tare » héréditaire !) – avant que le régime nazi n’en mette atrocement en acte les potentialités exterminatrices. Il faut là encore situer la charge destructrice de cette théorie comme l’envers du rationalisme utopique qui soutient toute l’approche psychiatrique : Morel commence son grand Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine(1857) en stipulant que « l’homme a été créé suivant un type primitif parfait » et que « l’idée la plus claire que nous puissions nous former de la dégénérescence de l’espèce humaine est de nous la représenter comme unedéviation maladive d’un type parfait » – bref sur le modèle de la Chute : un peu de l’intuition originaire (la damnation) surnage là ! Même si les positions chrétiennes progressistes militantes de Morel – ami de Buchez, il « place d’emblée sa conception sous l’autorité de la Genèse » – seront vite occultées par une postérité laïque et scientiste dont les références doctrinales renvoient plutôt à l’inspiration naturaliste néospinozienne des sciences biologiques , il faut souligner que le postulat implicite du « type parfait » est sous-jacent à toute conception génétique de la folie : en supposant une défectuosité du génome à la base de toute perturbation psychologique, les thèses modernes ne supposent-elles pas qu’un patrimoine génétique intègre et sans défaut donnerait un individu humain exempt de psychopathologie, bref … parfait !
      Plus profondément ce postulat, celui de la « normalité » psychique, sous-tend toute conception psycho-pathologique de la folie et il est évidemment implicite dans le fait de la rebaptiser « maladie mentale », ce qui forclot l’inhérence de la folie au statut même de l’être humain et postule une nature raisonnable. On prendra ainsi vite l’habitude de désigner comme « psychoses collectives » toutes les manifestations sociales des débordements mystiques ou sanglants qui marquent l’histoire humaine depuis toujours, avant d’assimiler les religions à des délires et les prophètes à des cerveaux dérangés. Une perception exacte – la parenté de ces manifestations individuelles ou collectives avec la Folie – vient ainsi soutenir l’aveuglement de l’idéologie rationaliste, qui faisait formuler à Kant qu’ « il n’y a pas chez l’homme de disposition au mal : le mal vient de ce que la nature n’est pas réglée » (cf. supra). Désormais, le crime et la folie seront donc assignés à une nature déréglée – dégénérée. Il faudra que le 20ème siècle vienne démontrer sur une effrayante échelle que la raison la plus froide et la maîtrise la plus technique ne sont nullement incompatibles avec les crimes les plus fous, et même en potentialisent fabuleusement les effets, pour semer quelque peu le doute, sans tout de même disqualifier vraiment l’utopisme libéral ni défaire l’identification périlleuse de la rationalité et de l’éthique.
      Avec la formulation de la théorie de la dégénérescence, la psychiatrie dispose en tout cas du jeu complet des concepts fondamentaux organisateurs de son savoir clinique dont au début du siècle suivant, Jaspers, son grand épistémologue, produira la théorie achevée. Les formes de l’aliénation mentale se répartissent alors entre trois pôles majeurs : 
– héritée de la première période pinellienne, la notion de Réaction couvre des états « dont le contenu est en rapport compréhensible avec l’événement originel, qui ne seraient pas nés sans cet événement et dont l’évolution dépend de l’événement et de leur rapport avec lui. La psychose reste attachée à l’événement central » ;
– ultime avatar des conceptions de Morel, le concept de Développement d’une personnalité pathologique subsume des états qui « ont seulement pour origine les dispositions individuelles qui évoluent à travers les époques de la vie […] sans discontinuité incompréhensible venant ajouter quelque chose d’entièrement nouveau »;
– les deux premiers types ne sont en fait guère séparables, « dans la plupart des cas (de réaction), la condition préliminaire de la constitution est visible même en dehors de la réaction ». Comme le formule Kraepelin (à propos de la distinction entre délire de quérulence et paranoïa interprétative) : « les différences ne jouent que sur un certain déplacement des relations entre les influences, externes, psychogènes et les causes morbides internes » ;e
– enfin, les états qui introduisent dans la vie psychique « un changement tout à fait nouveau », une rupture qui altère de façon marquée la personnalité antérieure, sans continuité compréhensible avec son passé, voire même la détruise, et pour lesquels Jaspers introduit le concept de Processus psychique – le modèle en est bien sûr constitué par les « processus organiques » (démences et confusions mentales, organogènes). C’est là que trouve particulièrement sa place l’intuition phénomènologique initiée par Griesinger (cf. supra).
      Les grands débats du tournant du siècle tourneront autour de l’appartenance des psychoses majeures (psychose maniaco-dépressive, psychoses discordantes schizophréniques, psychoses délirantes systématisées) à l’un ou l’autre des deux grands pôles issus des modèles cliniques de la paralysie générale (processus) ou de l’idiotie (constitutions dégénératives : développements). La dernière phase créatrice de l’évolution de la clinique psychiatrique (1910-1930) jouera du panachage de ces grands mécanismes – c’est le « diagnostic stratifié » de Kretschmer – dans une ultime efflorescence où l’affinement exceptionnel de l’analyse et l’individualisation extrême du cas finissent par brouiller tous les repères – « il n’y a pas de paranoïa, il n’y a que des paranoïaques », énonce Bleuler – avant la décadence rapide, puis le déclin vertigineux contemporain du savoir clinique. 
N.B. J’emprunte ici à mon premier livre Les Fondements de la Clinique. Histoire et Structure du savoir psychiatrique (1980) la description des trois grandes étapes de structuration de la clinique psychiatrique, qui en constituait le canevas général. J’ai été choqué plus que vraiment surpris de voir cette analyse reprise dans un ouvrage récent (1998) sans que j’y sois même cité par celui qui préfaça jadis mon livre 


Appendice : A propos du DSM III 

      La parution de la troisième édition du Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders de l’American Psychiatric Association (DSM III) constitue à n’en pas douter un événement important. D’abord par son volume : la première édition (DSM I), parue en 1952, était une petite brochure, à peine plus grosse que la classification française de l’INSERM ; la deuxième (DSM II), qui vit le jour en 1968, se présentait comme une jolie plaquette d’une centaine de pages : les principaux termes étaient brièvement définis, et plusieurs tableaux comparatifs en facilitaient l’usage. Cette fois, nous voilà en présence d’un véritable traité clinique, un gros volume relié de cinq cents pages, doublé, pour les besoins pratiques, d’un abrégé de format poche. La clinique connaîtrait-elle outre-Atlantique un vif regain d’intérêt, voire un essor spectaculaire qui contredirait les constats pessimistes de ceux qui n’y voient que déclin ?
      Dès l’introduction cependant, on est mis en présence du projet fondamental qui structure le DSM III, comme son homologue et paradigme international (d’ailleurs d’origine en grande partie US), le chapitre « troubles mentaux » de la Classification internationale des maladies (CIR) de l’OMS. Il s’agit de mettre sur pied un langage commun qui permette aux psychiatres un minimum de communication, de consensus, et à quel niveau plus essentiel que celui des faits (entendez la clinique) peut donc s’établir ce début de réparation des malheurs de Babel ? Un espéranto, donc, de la psychiatrie, un pidgin comme disait Eric Laurent. D’où la précaution de ses promoteurs, exprimée on ne peut plus clairement dans l’introduction : « pour la plupart des troubles du DSM III,   l’étiologie est inconnue. Des théories variées ont été avancées, évidemment argumentées mais pas toujours convaincantes, pour expliquer comment ces troubles apparaissent. L’approche choisie dans le DSM III est athéorique du point de vue de l’étiologie et des processus physiopathologiques, excepté pour ces troubles pour lesquels cela est bien établi et donc inclus dans leur définition » (p. 6 -7).
      Voilà qui requiert un certain nombre de commentaires. Remarquons pour commencer que c’est d’entrée que se pose le grand problème de la psychiatrie moderne, à savoir la déchirure qui la traverse sur la nature des troubles mentaux ; en d’autres termes, et pour simplifier l’alternative : psychanalyse ou biologie ? C’est bien sûr pour suturer cette fracture que les œcuménistes de la psychopathologie ont recours à une position « athéorique », « ouverte », ravalant le débat au niveau de la discussion académique de grandes thèses dogmatiques. Derrière l’humilité de rigueur devant les faits, c’est donc à l’éternelle thèse empiriste que nous renvoient ces propositions apaisantes – que ses promoteurs soient cette fois US ne fait qu’en sudéterminer l’emploi. Il y aurait des « faits concrets », palpables par tout un chacun de bonne foi, et l’on ne commencerait à diverger que dans leur interprétation : voilà bien le mépris habituel de l’empirisme pour la théorie, son aveuglement devant l’importance de la structuration du regard dans la vision du réel, bref sa naïveté épistémologique. Nous verrons d’ailleurs plus loin à quelle triste méthodologie aboutit une telle orientation.
      On ne s’étonnera pas de me voir d’autre part relever l’identité absolue des problèmes cliniques et nosologiques auxquels se heurte la psychiatrie moderne avec ceux qu’avait si décisivement soulevés Jaspers il y a bientôt soixante-dix ans. L’unique grand épistémologue de la psychiatrie clinique en a marqué une fois pour toutes les bornes, et elle n’en finit plus, depuis, de reprendre et d’annuler, tel l’enfant à la bobine, le trauma que représentait cet arrêt de mort. Non sans en réarticuler sans cesse les propositions : il y a aux deux bouts du champ de la psychopathologie deux groupes de troubles mentaux dont l’étiologie est connue et indéniable, les troubles organiques d’un côté (maladies cérébrales, intoxications et infections), les troubles constitutionnels et réactionnels de l’autre, dont l’extension est au reste très variable suivant les points de vue (et minima dans le DSM III). Au milieu s’étend le domaine aux frontières floues sur lequel portent non seulement les discordes doctrinales, mais surtout les difficultés cliniques, car, d’une part, d’innombrables formes de passage en relient tous les éléments, d’autre part, les formes majeures, c’est-à-dire les grandes psychoses, doivent être rattachées aux troubles organiques sous peine de changer de système et de clinique, bref de vendre son âme à Freud. La clinique, qu’elle le veuille ou non, est en effet consubstantielle à un certain abord de la psychopathologie -abord « empirique », c’est-à-dire médical, objectivant, visant à la description de types et d’espèces sur le modèle des maladies physiques, l’observateur abordant dans une position d’objectivité scientifique l’objet, c’est-à-dire la maladie, à décrire et à classer. Nous examinerons comment le DSM III se tire des apories jaspersiennes.
      Pour celui qui a suivi l’évolution des DSM, il faut enfin noter que ce n’est pas sans une certaine surprise que l’on enregistre l’évolution qui en amène la troisième mouture à de telles positions. C’est que le DSM I était fort loin d’être «athéorique». Sa nosologie comme sa terminologie se référaient aux conceptions du maître de la psychiatrie américaine de la première moitié du siècle, c’est-à-dire d’Adolf Meyer, dont le fonctionnalisme était encore dominant en 1952. L’emploi du terme de réaction (schizophrénique, affective, névrotique, etc.) indiquait l’idée de grands types réactionnels auxquels avait recours la personnalité sous l’impact de facteurs multiples, psychologiques, sociaux, organiques, génétiques, etc. – ce qui structurait une nosologie synthétique, empruntant à la tradition classique comme à la psychanalyse. Le DSM II, lui, avait paru marquer une nette évolution dans la direction de cette dernière et, mettant à part les troubles organogènes, opposait les psychoses, les névroses et les personnalités pathologiques, laissant une situation un peu marginale aux « perturbations situationnelles transitoires ». A ce titre, il paraissait nettement plus « avancé » que le CIR VIII, qui lui servait de toile de fond. Il est donc temps maintenant d’examiner le contenu du DSM III et son orientation véritable.
      Pour commencer, une innovation de taille : la plupart des rubriques étiologiques des troubles mentaux organogènes sont exclues de la liste nosologique, où ne figurent plus que les grands syndromes cliniques ; pour être codés, ils nécessiteront désormais une double référence, le matricule du processus organique causal étant à rechercher dans la nosologie des maladies physiques. De même, les maladies psychosomatiques ne sont plus détaillées, mais recouvertes par une rubrique unique, la spécification du trouble physique en cause étant renvoyée à la nosologie somatique. On peut se demander si l’on ne perd rien sur le plan clinique à ces clivages, mais voilà en tout cas qui s’inscrit dans le mouvement d’autonomisation de la psychiatrie, au niveau institutionnel et conceptuel, par rapport au reste de la médecine. Il n’en demeure pas moins que la pyramide hiérarchique de Jaspers est rappelée dès l’introduction : l’ordre nosologique « représente dans une certaine mesure une hiérarchie dans laquelle un trouble haut dans la hiérarchie peut avoir des traits que l’on trouve dans les désordres bas placés dans la hiérarchie, mais non l’inverse » (p. 8-9). La succession des entités nosologiques : maladies mentales organiques, schizophrénie, troubles de l’humeur, névroses et troubles sexuels, personnalités pathologiques et troubles réactionnels, ne fait donc que reprendre l’esprit général de toutes les nosologies depuis Kraepelin. Un nouveau procédé en matérialise l’esprit – le diagnostic « multiaxial », qui permet la juxtaposition des registres cliniques (axe 1 : syndromes cliniques proprement dits, axe 2 : troubles constitutionnels de la personnalité), étiologiques (axe 3 : troubles somatiques, axe 4 : impact des « stress psychosociaux ») et fonctionnels (axe 5 : degré d’atteinte du « fonctionnement adaptatif »). Remarquons d’ailleurs que cette méthodologie générale se redouble ici dans le champ pédo-psychiatrique, qui acquiert ainsi, en conformité d’ailleurs avec la tendance mondiale, une autonomie complète.
      Mais le plus remarquable est le contenu des rubriques « non organiques ». C’est là que se fait le mieux jour l’esprit général de l’ouvrage. Toutes les innovations, d’où qu’elles viennent, y sont prises en compte. Ainsi, l’autonomisation des bouffées délirantes et des formes dites schizo-affectives répond évidemment à certaines particularités de leur traitement pharmacologique. Même ouverture pour le transsexualisme, ou dans l’adjonction aux classiques descriptions des personnalités pathologiques (paranoïde, histrionique, compulsive, etc.) des récentes descriptions psychanalytiques anglo-saxonnes : personnalités narcissique, schizotype, borderline. Mais l’intégration ne se fait pas toujours sous la forme d’une inoffensive juxtaposition. Ainsi, pour l’hystérie, le résultat en est l’éclatement : les Anglo-saxons avaient depuis longtemps l’habitude d’en scinder les manifestations en formes de conversion (symptômes moteurs, sensoriels, fonctionnels focaux) et formes dissociatives (grands épisodes psychiques : automatismes crépusculaires, états seconds, etc.). Voilà maintenant détachés des « troubles de conversion » (réduits aux altérations des grandes fonctions sensorielles ou motrices), les (pseudo-)somatisations d’un côté, les douleurs psychogènes de l’autre, les troubles psychosexuels (impuissance, frigidité) allant d’autre part rejoindre les perversions sexuelles. Le tout constitue, avec l’hypochondrie, une classe de « troubles somatiformes ». Les formes dissociatives sont également… dissociées entre lesfugues, les amnésies et les personnalités multiples, et regroupées sans changement d’appellation avec le syndrome de dépersonnalisation. 
      Le même sort atteint les phobies infantiles, réparties en divers « troubles anxieux » suivant la prédominance de l’un ou l’autre symptôme (angoisse de séparation, évitement ou état hyperanxieux). Quant aux phobies de l’adulte, elles éclatent en agoraphobie, phobie sociale et phobie simple, tout en rejoignant la névrose traumatique et une classe d’états anxieux qui recouvre névroses d’angoisse et… névrose obsessionnelle dans les « troubles anxieux ». Un autre regroupement, qui constitue une innovation pour le moins originale, est la constitution, à l’intérieur des troubles névrotiques, d’une vaste classe de « troubles affectifs », qui juxtapose les états maniaco-dépressifs et la dépression névrotique (la dépression réactionnelle reste, elle, dans les états de désadaptation réactionnelle).
      Quelle est donc la clef de ce surprenant remue-ménage, dont je passe bien entendu nombre d’autres exemples ? Il paraît évident qu’elle se trouve dans le manifeste « athéorique » qui coiffe l’ensemble de l’ouvrage, et qui recouvre bien entendu, on l’aura maintenant deviné, le behaviorisme. C’est lui qui justifie la considération des syndromes cliniques en fonction de leur aspect le plus superficiel, favorisant regroupements ou dissociations sur la présentation manifeste des symptômes, au mépris de toute considération pour leur structure. Le comportement est en effet observable et modifiable directement à travers des stratégies qui le soumettent par grandes classes fonctionnelles, et sans regard pour toute l’épaisseur psychologique, cet « avatar fumeux de la métaphysique de l’âme ».
      Maintenant nous apparaît la structure stratifiée du DSM III : sur le socle jaspersien masqué, une synthèse éclectique d’apports de toutes sortes, coiffée par la domination de la « pensée » behavioriste. De ce pêle-mêle hétéroclite, où la nosologie tend sans cesse plus à se dégrader en sémiologie (tendance naturelle au behaviorisme), émergent de-ci de-là quelques noyaux durs empruntés à la clinique classique ou à la psychanalyse, et dont les angles vifs n’ont pas encore disparu sous le sable de la confusion. Voilà un pidgin qui nous promet la plus fabuleuse des cacophonies, chacun pouvant utiliser à sa convenance le fragment de ce pot-pourri qui peut lui convenir ! Comme toute discipline d’observation, la clinique n’a jamais pu s’accommoder de méthodologies bâtardes : si le regard classique est bien mort, ce n’est certes pas dans la confusion des langues et des approches qu’on s’en procurera le substitut. Au reste, faut-il le préciser, la visée essentielle du DSM III n’est certainement pas clinique : le S de statistique qui figure dans son titre nous indique bien de quel côté se fait tant ressentir le besoin d’une langue commune, et pourquoi l’administration US présida à sa naissance avec tant de sollicitude.
      C’est bien en effet au niveau des considérations pratiques que se pose actuellement pour la psychiatrie le problème de son unité : l’unité d’une nation passe, on le sait, par la standardisation de sa langue, et la métaphore est ici loin d’être artificielle. De plus en plus, les débats doctrinaux à l’intérieur de l’institution psychiatrique débouchent sur des oppositions aiguës au niveau de l’action et de la manière dont elle est conçue. La psychiatrie est pratique sociale, et les conflits « idéologiques » qui la traversent recouvrent bien autre chose que le choc des dogmatismes au royaume de l’idée pure (pour autant qu’une pareille chose ait pu jamais exister).
      Reste que l’idéologie (cette fois sans guillemets) athéorique représente sans conteste un fait nouveau. Nous l’avons vu, elle prend dans le DSM III la place du large système de Meyer, homologue, si moins systématique et structuré, de celui, mieux connu chez nous, de Ey (qui s’est d’ailleurs bien souvent réclamé du premier). Voilà une occurrence qui doit nous arrêter : il semble que dans la phase actuelle, la psychiatrie « humaniste » ne soit plus en état de produire les vastes systèmes qui caractérisaient la première phase post-clinique (que l’on me permette ce raccourci), et qui régnèrent des années 1930 aux années 1950, assurant une relative unité et une réelle ouverture du champ psychopathologique – que l’on songe au rôle fédérateur de Ey en France. Nous sommes donc désormais entrés dans la phase de désagrégation : le recours à des références aussi informes que l’« athéorisme » ou le behaviorisme l’indique suffisamment, de même que la dégradation accélérée du niveau des manuels et des traités. L’institution, certes, est toujours vivante, mais ne peut plus produire de justification doctrinale présentable. L’Europe, plus foncièrement humaniste, paraît suivre avec un certain retard une telle évolution, mais pour paraphraser le mot malheureux d’un gaulliste célèbre, je serais tenté de conclure qu’entre les biologistes et la psychanalyse, il n’y aura bientôt plus personne*.

*Version intégrale d’une revue critique parue dans l’Ane, n° 3, 1981, p. 40-41, sous le titre : « Pidgin ou pêle-mêle ? ».